Devoir de Mémoire

Vous avez dit "Pieds-noirs"     (6)

Nous constatons que quelque part, la Marine Nationale nous a reconnus comme entité excellente et exceptionnelle, pour aller au charbon, dans les conditions les plus défavorables. C'est bien là le début de notre identité. Nos marins d'Algérie ont évité la mutinerie, une affaire Potemkine à la française, dont les suites auraient été désastreuses, si on l'ajoute aux 40.000 mutins fusillés au front. A tous les postes occupés en Algérie nous avons affirmé notre personnalité et notre force de caractère. Courageux, volontaires, stoïques devant la souffrance, comme étaient nos pères, marins, soldats-colons, cultivateurs et ouvriers, immigrés de tout poil fuyant la misère de leur pays. Beaucoup en ont crevé, les autres ont marché, comme disent les légionnaires. Il faut bien du courage pour ignorer d'où l'on vient et tout quitter pour l'inconnu. Cette prise de risque faisait déjà la première étape d'une sélection; combien ont laissé leur vie dans les embûches de la colonisation. S'abstenir en France, quand tout le monde défile dans la rue, pour un oui, pour un non, pour bloquer le système, conforte l'idée d'une communauté qui a toujours respecté les limites de la loyauté républicaine.

Notre identité sociale forgée de cette manière, penché sur la charrue, rênes entre les dents, fusil en bandoulière, la tête sous le cagnard, pieds nus dans les piquants alfas; il manquait le charbon pour la faire reconnaître. Nous avons résisté à l'adversité, dans cette réserve indienne où la France parquait ses "quarante-huitards", ses révoltés, déplacés en tous genres et autres prisonniers politiques, éloignant derrière le rubicon méditerranéen des soldats turbulents habitués aux coups d'état et aux victoires, ou bien encore faisait payer très cher aux fous aventuriers une concession de marais ou de désert où tant ont laissé leur peau. Nous nous sommes noirci les pieds, c'est vrai. Nous en avons bavé sur quatre générations et lorsque les résultats furent là, autant d'ingratitude... merci... Triste logique des choses humaines... Nous étions au charbon jour et nuit, durant 132 années, c'est vrai. Nos pieds en ont noirci. Qui pourrait le nier? Malintentionné, ce sobriquet devient notre titre de noblesse. La vie en Algérie, ce fut un vrai western. Tour à tour Indiens, Acadiens rejetés ou parqués, puis pionniers défricheurs, nous avons sué le burnous pour flatter l'expansion coloniale de la France.

Mais on oublie le positif; loin d'éliminer la population autochtone, comme certains colons, tueurs d'Indiens ou d'Aborigènes, nos civils n'ont jamais fait la guerre à l'habitant, nous avons cohabité côte à côte, dans les mêmes souffrances d'une époque difficile, nous lui avons permis de décupler, profitant avec lui de l'amélioration des conditions de vie, sans jamais avoir pratiqué l'apartheid à l'école, dans les trains, les bus ou l'hôtel. Toutes les opérations meurtrières ont été décidées par les gouvernements français et tour à tour, populations arabes ou européennes, nous subissions des représailles, tandis que les acteurs des deux camps aiguisaient leurs couteaux, pour au coup d'après, tuer plus de civils du côté opposé. De part et d'autre, nous n'étions que jetons d'un jeu macabre, que scalps collectionnés par les deux adversaires. Otages sans défense, de partis opposés, nous vivions dans une vigilante incertitude. Et nous réussissions pourtant à cohabiter en harmonie. Nous avions notre langage créole, habitant en voisins dans les mêmes maisons basses.

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