Devoir de Mémoire

Vous avez dit "Pieds-noirs"      (5)

Ces arguments me viennent de mon père, engagé dans la Royale, (la Marine de la République n'a pas de tendance monarchiste mais son Ministère siège rue Royale...) durant cette guerre de 14-18. L'une de ses photos, de 1917, représente des marins sous les canons, au premier rang Charles, ("mon père, ce héros au sourire si doux", comme disait Victor Hugo), assis pieds nus, pantalon retroussé, calotte effrontée sur le côté, encadré par des camarades de la cale et derrière eux, chaussés et debout, d'autres marins tiennent droit comme une hallebarde un écouvillon poisseux, prêt à graisser les tubes lanceurs de mort. Au bas de cette photo une mention manuscrite: "1917 pieds noirs et bouchons gras". Résumons; dés le début du siècle, les marins Français métropolitains sont inaptes au nouveau travail dans les soutes à charbon des navires de guerre. Des marins Français nés en Algérie assument ces "conditions extrêmes", épargnant ainsi à notre Marine Nationale et vraisemblablement au pays les plus forts désagréments. Les chefs surnomment ces hommes exceptionnels: les "pieds-noirs".

Notre Communauté néo-algérienne n'a pas de nom. Vers 1958, les médias choisissent pour en parler ce terme, inconnu de notre communauté, et franco-français. Tout le monde nous rejette, (haro sur le baudet), pour avoir redonné vie à une Algérie perdue depuis mille années, ...nous faisant porter le chapeau pour des actes que d'autres ont commis. Quel ouvrier, quel cultivateur, instituteur ou médecin, fonctionnaire ou chercheur, d'où qu'il soit, peut-il avoir autant de tares? Et si les militaires ont fauté, n'est-ce pas sur ordre des gouvernements élus par les Français? Ici et maintenant la question est de savoir quel nom transmettre à la postérité et pourquoi? L'identité de notre communauté cosmopolite était liée à la diversité de ses origines depuis le début de la colonisation. Les Européens d'Algérie se désignent eux-mêmes volontiers comme Algériens. Terme devenu caduc en 1962, pour ne représenter que les envahisseurs précédents; les Arabes. Le "droit du premier occupant" nous est opposé, mais pas le "droit du sol" que les même inventent aujourd'hui. Le droit a ses revers comme les politiques qui le font, la vérité d'aujourd'hui sera mensonge demain.

On nous a fait croire que l'origine de Pieds-noirs est la couleur des chaussures des soldats de Bugeaud. Foutaise; on nous l'a dit, par esprit malin et pour nous rabaisser, nous mettre à merci. Nous avons laissé dire, par fatigue et privation de nos réflexes de défense. Quel pieds-noirs l'a accepté vraiment? Lâchez une calomnie convenant à la majorité et la rumeur en fera une vérité. Ce terme est Français et ne doit absolument rien aux Arabes. Banal, lors de son invention chez les marins, parce qu'il signifiait quelque chose, il est devenu insultant lorsqu'on l'a dévoyé du sens initial. Pour justifier la version fausse il eût fallu que l'expression existât en langue arabe...! Et ce serait "chaussures noires" et non pas "pieds noirs". Qui peut affirmer avoir entendu les Arabes prononcer à notre égard, avant les événements, l'expression "pieds-noirs" en français, ou "Rjel Khal" en arabe. Rien, oualou...! Les autochtones ne nous ont jamais dénommés que par le mot Roumi laissé par les Romains bien avant l'occupation arabe, ou Nosrani ou Ensara (de Nazareth), nom donné par les pirates Turco-barbaresques aux Chrétiens, enlevés en mer puis réduits à l'esclavage. Ils employaient aussi Gaouri, dont l'origine est certainement Giaouri, que les Turcs utilisaient pour désigner, par mépris, les non-musulmans, puis encore Francaoui quelquefois, lorsqu'ils étaient sûrs de l'origine française.

Les dés sont jetés maintenant; les blessures ont perdu de leur vivacité et faisant contre mauvaise fortune bon coeur, notre sagesse aidant, nous avons accepté ce baptême incongru. Devant ce fatras de connaissances mal assimilées, nous avons consolidé notre vérité. On s'y ralliera ou la rejettera; c'est le rôle du chercheur de prendre ce risque et de l'offrir à ses amis. "pieds-noirs" avez-vous dit, "Pieds-Noirs" nous resterons. Quelqu'un me disait: "maintenant on l'accepte, par défi". Reflet d'une grande sagesse, comme une consolation qui confirme le mauvais accueil fait à ce surnom honni, inconnu avant les événements. Un élément nouveau apparaît, "explication a posteriori" d'aspect psychologique peut-être et tant mieux car notre moral compte aussi. Si nos pères, nos aïeux n'ont pas vu reconnaître leurs qualités de courage, volonté et pugnacité et d'abnégation dans la difficulté, il y a fort heureusement une justice immanente. Un sobriquet nous est affecté par hasard, et d'une certaine manière le destin fait bien les choses.

     Précédent
Suivant