Les figues de Barbarie
(3)

Figuier
Léopold, resté un peu à l'écart, observait le vendeur, caché derrière nous, et allait entrer en scène, pendant qu'à mon tour, je m'employais à semer le trouble dans le comptage du vendeur, en mélangeant les nombres arabes prononcés à des mots français comportant la même terminaison phonétique... "hdaâche" (onze), "tnaâche" (douze), "tlétache" (treize), moustache, "arbaâche" (quatorze) pistache, cache-cache, la vache, la hache, cravache; Léopold profitant du trouble de l'indigène, avait réussi à dérober six figues qu'il avait cachées dans sa chemisette légère. Tour à tour, les épaisses peaux piquantes s'accumulaient dans le pot de fer. Le vendeur ne savait plus ou donner de la tête. ll marqua un temps d'arrêt, son front se plissa et il s'exclama, en proie au doute: "Aille oua chaal ?" (alors combien?) "chaaal ta koul?" (combien tu as mangé?) Je répliquai: "hdaâche" (onze), en mentant, bien sûr, le vendeur, dérouté ne s'aperçut de rien, car je le regardais d'un air tellement innocent ...

ll continua quand même à couper les figues, patiemment, en reprenant à douze... ll avait perdu le fil de son comptage et nous avions atteint notre objectif... Léopold, à la poitrine bombée, tint le coup, stoïquement et mangea les dernières figues découpées, car Claude et moi nous n'en pouvions plus... Le vendeur fut remercié bien vite, et retenant notre souffle, nous reprimes le chemin du retour comme si rien ne s'était passé. ll fallait, hors de la vue de l'indigène, penser à récupérer les figues volées et les déshabiller pour les manger. Mais regarder le vendeur s'était avéré plus facile que d'exécuter son travail. Une fois arrivés derrière l'église, nous dûmes nous arrêter pour récupérer le contenu de la chemise de Léopold qui, comme on s'en doute, supportait mal les piqûres occasionnées par les épines des figues. Sa poitrine ressemblait à un coussinet de couturière dont les aiguilles avaient perdues la tête, et nous offrait une multitude de points rouges à soigner... ll y en avait tellement...

Alors Claude et moi, transformés en infirmiers occasionnels, nous libérâmes Léopold. Stoïque, il ne bronchait pas, cependant que nous étions partagés entre l'envie d'éclater de rire et la compassion que nous éprouvions devant sa douleur. "Mais enfin, Léopold" m'exclamai-je, "pourquoi as-tu caché les figues dans ta chemise, tu aurais pu penser aux épines...''. Léopold ne répondit pas bien sûr, ll balbutia timidement : "Eh ben..." mais se tut, réalisant qu'il avait agi sans réfléchir. C'était pourtant une grosse tête Léopold, mais un rêveur, qui donnait l'impression de ne rien faire en classe, et qui se permit le luxe de réussir au concours d'entrée à l'École Normale d'instituteurs d'Oran. Mais que devinrent les figues volées , Je ne m'en souviens pas exactement, mais je crois pouvoir dire que ce jour-là, nous n'avons pas essayé de les extraire de leur dangereuse enveloppe. Elles ont dû pourrir dans un de ces jolis jardins qui entouraient l'église, sous un buisson touffu.

Deux jours s'écoulèrent, terribles, après l'épisode des figues. Nous avions oublié le nombre de fruits que chacun de nous avait ingurgités. Deux jours sans pouvoir aller à la selle. Deux jours à attendre, assis sur le WC, à pousser en vain, à suer en plus, à masser de haut en bas nos ventres endurcis. Pour nous libérer... Car, nous l'avons appris à nos dépens, ces fruits sucrés constipaient beaucoup et longtemps ceux qui, comme nous, ne pouvaient dominer leur gloutonnerie. Et la réflexion sarcastique et imagée lancée par ma mère resurgit à nouveau dans toute sa netteté du fond de ma mémoire: "Eh bien, Hyacinte si ça ne sort pas, il faudra t'envoyer le coq du voisin pour déboucher..." Voilà l'histoire des figues de Barbarie... Et lorsqu'il m'arrive d'en apercevoir, parfois, sur les marchés de France, l'Algérie tout-à-coup reparaît, je repense à cette aventure, et tout seul, tout seul, je ris, je ris dans ma tête...


Texte de Hyacinthe Navarette

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