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Les
litres d'eau fraîche avalés à la fontaine de l'abreuvoir n'avaient pas réussi
à calmer la faim qui, en permanence, nouait nos estomacs d'adolescents.
Sachant que près de la grande porte nous allions tomber sur le vendeur de
"tchoumbo", c'est ainsi que les pieds-noirs appelaient les figues de barbarie,
nous fîmes l'inventaire du fond de nos poches: il restait cinq sous à chacun
de nous, Léopold Hérodote, Claude Wesling et moi, soit une petite misère
de 15 sous, avec laquelle il fallait combler le creux de nos estomacs.
Il apparaissait impératif d'essayer de nous "goinfrer" et le plus gratuitement
possible... Nous parvimes devant l'indigène enturbanné qui vendait ses figues.
lnstallé à l'ombre des arbres, sur une caisse, il avait impeccablement disposé
devant lui ses fruits alléchants, et à ses pieds un seau plein d'eau pour
faire tomber les fines épines restées collées sur ses doigts et rafraîchir
les fruits. Derrière lui attendait une autre caisse remplie de fruits, recouverte d'un sac mouillé. Le soleil envoyait ses rayons obliques à travers les arbres et les fruits recevaient un filet de lumière filtrée qui transformait l'éclat de leur couleur orange. Nous avions déjà assisté maintes fois à la manipulation délicate de ces fruits épineux du cactus et nous admirions l'habileté incroyable de l'indigène et son calme à toute épreuve. De la main gauche, il tenait avec d'infinies précautions le fruit, plaçant son pouce et son majeur, juste entre la multitude des touffes d'épines. De sa main droite, avec une lame bien affûtée, il tranchait d'un geste net et bref l'extrémité du fruit ressemblant à une couronne d'aiguilles, puis l'autre extrémité s'arrangeant, à chaque fois, pour que les parties coupées tombent dans un grand pot en fer rouillé. ll restait maintenant à déshabiller la partie sucrée du fruit, au ventre bombé, remplie d'innombrables pépins presque plats et ronds, de la grosseur des confettis. Un geste adroit et calculé, et la peau se retournait habilement en se présentant sous nos yeux émerveillés. Nous venions d'assister une fois de plus à la naissance du fruit débarrassé de son enveloppe protectrice. Notre tour, enfin arriva. Nous avions déjà dévoré des yeux à l'avance, la chair sucrée... Je m'avançai pour discuter en arabe avec le vendeur: "Chaal ya Sidi?" (combien Monsieur?) "Rhamsa b'Rhamsa soldis" (cinq pour cinq sous) annonça-t-il un peu brusquement. Je présentai, main tendue, les quinze sous de notre collecte. Quelle chance nous allions pouvoir nous régaler avec quinze figues... Le vendeur trempa sa main gauche dans le seau d'eau fraîche et s'empara à nouveau de son couteau. ll refit devant nous les mêmes gestes méticuleux pour choisir les figues les plus mûres et les découper ensuite. ll commença à compter, à voix basse mais audible: "Ouaed" (un), "zouj" (deux), "arbaâ" (quatre), "rhamsa" (cinq), "setta" (six)... Nous suivons le mouvement de ses lèvres, en avalant goulûment à tour de rôle le fruit tendu, et tandis qu'il murmurait, ses longues moustaches pointues recourbées ponctuaient ses paroles de manière comique. Sebaâ" (sept), "tménia" (huit), "tsaâ" (neuf), "achra" (dix)... C'est à ce moment précis que dans nos esprits jaillit la mise en application de l'idée machiavélique qui avait germé tout au long du retour; profiter de l'occasion pour engloutir plus de fruits, car à ce moment-là, il n'en restait plus que cinq à avaler, cinq que nous allions mettre du temps pour choisir; "ad carmous" (cette figue) lança Claude VVesling... "la, la, la, Sidi" (non, non Monsieur) "adi" (celle-ci) répliquai-je ... |
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