Mon village natal d'Aïn-el-Hadjar est inscrit dans ma mémoire. Chacun des lieux qui le définit a sa place en moi et déborde de souvenirs et de sensations qui resurgissent comme une source jamais tarie. Ces images défilent dans mon esprit et plus j'avance en âge, plus je ressens le besoin de lutter contre l'indifférence qui menace. Aurais-je eu le désir de remonter le temps et d'essayer de dresser une sorte de mémorial au village de nos aïeux s'il avait été honoré comme il le méritait ? De 1885 à 1914 Aïn-el-Hadjar a prospéré à l'ombre de sa compagnie alfatière et il ne suffit pas que Guy Maupassant ait révélé dans ses écrits y être passé... Outre cette volonté de réparer d'une certaine façon cette "injustice", un sentiment plus personnel, plus intime et profond, est sans doute à l'origine de cette tentative d'exhumation. Honorer ainsi ce village de notre Algérie natale et à plus forte raison lorsque ce village porte le nom magique de ''La source de pierre", faire parvenir à mon tour un cadeau de la mémoire pour la mémoire. A ma façon bien sur, qui n'est ni celle d'un journaliste, ni celle d'un poète, ni celle d'un historien.

Ma seule prétention serait d'être un passeur qui ferait revenir à la surface quelques souvenirs à la fois personnels et collectifs. Ce passé, Paul
Ermosilla a su le réveiller en faisant revivre le village avec tous ses lieux de mémoire. Chacun d'eux retrouve alors sa place et reviennent les noms et les visages. Hommes d'école et d'église, artisans et commerçants, maire et élus, secrétaires et employés municipaux, receveurs et facteurs, tous reprennent une nouvelle vie et les manifestations et fêtes locales qui ponctuaient la vie du village sont de retour avec leur coloration particulière.
Cet univers possédait en effet ses structures et ses repères inaliénables; c'est pourquoi, si l'on me demandait de résumer par un mot mes impressions de jeunesse, celui "d'harmonie" l'emporterait. Enfants, adolescents et adultes vivaient en symbiose et le temps n'a pas réussi à avoir prise sur mes nombreux amis, garçons ou filles, avec qui j'ai grandi. Je les revois encore, je peux les nommer, ils sont jeunes à tout jamais dans mon esprit. Nous étions soudés dans une imbrication parfaite avec notre village. Tous se passait comme si le monde nous appartenait. La vie était simple, paisible.

A travers ces lieux de rencontre qu'étaient l'école entourée d'iris, l'église avec ses cérémonies, la pépinière en toute saison, la place publique avec son podium, la piscine. Que cette dernière fût une des premières piscines du village nous comblait de fierté. Son eau était d'une fraîcheur exquise grâce à la source toute proche et ceux qui nous l'enviaient venaient souvent s'y baigner. Tout nous ramenait en effet au "plein air". La rue était le "centre" du village. Assisses sur le pas de porte, je revois encore ma mère et ma grand-mère, bien mises, parce qu'elles avaient toujours soin d'elles-mêmes. Comme certaines autres femmes du village, elles tricotaient l'après-midi pendant que nous jouions, brodaient ou même préparaient leurs légumes pour le soir. C'est pratiquement toute la famille qui s'y retrouvait à l'issue du dîner pour prendre le frais, discuter de l'air du temps en toute confiance avec le voisin ou le passant. Nous vivions dans cette espèce de quiétude, si bien que nous n'éprouvions pas l'envie d'analyser nos sentiments, et nous en aurions été incapables de toute façon. Mais à présent, âge et expérience aidant, je puis affirmer que c'était un sentiment permanent d'émerveillement qui m'habitait. Les jeunes d'aujourd'hui empruntant chaque jour un transport scolaire, comment pourraient-ils imaginer l'aventure quotidienne que représentait pour moi le trajet à pied de la maison, située à la sortie du village vers Géryville, jusqu'à l'école ?

J'avais le choix entre trois itinéraires que j'empruntais selon mon humeur et les copains que je m'apprêtais à rencontrer. Je pouvais passer devant le quartier de la Légion et admirer la tenue de la sentinelle, assister à la relève de la garde; ou bien il m'arrivait de traverser la "pépinière" ou encore je prenais les rues principales. A présent, m'attardant sur les photos aériennes d'Arthur Smet, je me rends compte qu'il s'agissait de parcours beaucoup moins longs que ce que je croyais. Il est vrai que nous avions, et pas seulement les enfants, une manière tout à fait différente de celle d'aujourd'hui d'appréhender les distances. C'est ainsi que, par exemple, lorsque les parents décidaient de rendre les visites périodiques aux membres de la famille installés qui à Oran, qui à Sidi-Bel-Abbès, qui à Bedeau, qui à Détrie... C'étaient des préparatifs fébriles; une véritable expédition qui était au coeur de leur préoccupation au moins huit jours avant, alors que dans le pire des cas nous n'avions jamais plus de 180 km à couvrir ! Je ne peux ici m'arrêter sur toutes les images qui sont encore présentes en moi ! Elles ont souvent trait à des sensations, comme celles des "caresses de feu qui annoncent et précèdent le Sirocco" dont parle Maupassant.

Et puis je vois soudainement s'abattre une nuée de sauterelles; quelques minutes plus tard les arbres ont perdu toutes leurs feuilles. Fascinant spectacle ! Je me revois, avec une singulière précision, en vélo au cours de mes nombreuses escapades avec mes amis de toujours. J'étais meilleur descendeur que grimpeur ! Les paysages m'accompagnaient : vers Saïda défilaient les vignobles discontinus après que la source ronde nous eut fait signe... ou alors nous pédalions vers Bou-Rached et les Mâalifs. Là, s'étendaient à perte de vue des champs de céréales. Et l'ont eût presque entendu les blés germer dans les rayons de feu du soleil. Il était là aussi le bonheur ! D'autres souvenirs sont plus intimement liés à ma famille, tel le départ à la guerre des jeunes du village à l'âge de dix huit ans (mon frère en fait partie, il n'a que dix sept ans et demi). Dans le domaine familial, la maison, la forge, le moulin, mais aussi le cimetière, hélas ! occupent une place privilégiée. Il peut s'agir aussi d'impressions fortes laissées sur un cerveau d'enfant, comme le déraillement des trains de voyageurs et de marchandises en provenance de Colomb-Béchar...

Non ! La source est trop riche pour être entièrement captée. Mais c'est précisément le texte de Paul qui a fait resurgir encore la dernière image que je voudrais évoquer à présent. Lorsqu'il parle d'Aïn-Tébouda c'est ma famille qui est là. En effet, souvent le Lundi de Pâques, c'est là que nous allions pique-niquer et partager la traditionnelle mouna. A l'instant même où j'écris ces lignes, me revoilà penché sur quelques photos de ces réunions de famille, à peine jaunies. Le paysage redevient familier, proche, amical. Je retrouve les détails enfouis depuis longtemps, les odeurs qui se faisaient parfums, et la fraîcheur de l'eau coulant à proximité. Quelques arbres puis un champ gorgé de soleil en arrière plan; au centre, mon grand-père avec son sempiternel accordéon, tous les âges sont représentés, oui, le temps, l'espace d'un instant, s'est arrêté...


Texte de Claude Canalès

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