Rien ne ressemble plus à des moissons que d'autres moissons, et cela sous presque tous les cieux, mais voilà à Wagram c'était autre chose et cela se passait autour des années 1954-1956. Avant de moissonner, chacun l'aura bien compris, il faut qu'un certain nombre de conditions soit réunies et pour mes amis des Hauts Plateaux, il y en avait au moins trois et même quelques fois quatre. Dans l'ordre; une pluviométrie suffisante en automne pour les semailles, c'était déjà loin d'être évident; échapper à la lune rousse de début mai, au début de l'épiaison; échapper aux invasions périodiques de sauterelles début juillet et aux voraces gangas, sans compter les incendies volontaires ou autres. Bref il fallait avoir du courage et même une certaine dose d'inconscience pour faire pousser un végétal autre que l'alfa.

Wagram; les moissonneuses batteuses étaient nombreuses et mon concurrent et redoutable Lallet ne me contredira pas ...! mais ces moissons étaient tardives par rapport au littoral où elles débutaient très tôt, les orges fin mai et les blés en juin, et ces machines remontaient vers le sud, vers les Hauts Plateaux. La particularité des moissons à Wagram tenait dans le fait que, par rapport au très faible rendement à l'hectare, ces moissonneuses étaient obligées, pour compenser l'apport d'épis et de paille, de se déplacer très vite et la scène prenait l'allure d'une course de monstres sur un plateau uniforme. Pendant longtemps l'ensachage était de règle par rapport aux bacs à grains et ce travail pénible sous un soleil de fin juillet, voire d'août, était rendu harassant, surtout quand le sirocco se levait entraînant avec lui des volutes de poussières irrespirables.

La spécificité locale était, en complément du blé et de l'orge, la lentille, pas celle du Puy verte et petite, non la grande la lentille dite blonde et nettement plus grosse. La lentille papilionacée croît au ras du sol et a tendance à s'étaler autour de sa tige maîtresse; elle est donc difficile à récolter et encore plus à battre contrairement aux céréales. Les moissonneuses batteuses étaient certes toutes équipées pour ce type de récolte, mais la casse qui s'ensuivait laissait à réfléchir; les touffes de cette plante étaient plus arrachées que coupées, et entraînaient avec elles dans les racines, des cailloux, et ces derniers comme pour nos quenottes brisaient les pièces du batteur, du contre batteur, sans parler de la barre de coupe etc.... Comme cette culture était indispensable à la rentabilité des exploitations, nos "colons", eh oui je ne peux m'empêcher d'utiliser ce mot, il m'était si familier, avaient tous sous le bon vieil hangar une bonne batteuse d'avant guerre et les Merlin faisaient autorité.

Comme dans le bon vieux temps ces machines, de vrais monuments de bois et de métal, étaient donc remises en activité et j'ai eu le privilège d'assister probablement aux derniers battages dans cette région chère à mon coeur. J'ai, dans une de mes précédentes histoires, mentionné les tracteurs de la Sté Française Vierzon que je représentais, mais il y avait aussi les Lanz fabriqués en Allemagne et qui fonctionnaient sur le même principe (moteur horizontal monocylindre deux temps à huile lourde). Ces tracteurs qui carburaient à l'huile de vidange, végétale, fuel etc. ... avaient sur un des côtés, une énorme poulie d'inertie et cette dernière par la transmission d'une courroie actionnait nos batteuses, qui étaient les seules à venir à bout de nos bonnes lentilles et donc nos Merlin et autres n'étaient pas conservées comme pièces de musée mais comme outils de nécessité locale.

Rien de bien nouveau sinon que la modernité n'avait pas réussi à terrasser la sagesse et l'expérience, et combien de fois certains ingénieurs en provenance des USA s'ébaudissaient du spectacle; moissonneuses batteuses des plus modernes et batteuses d'un autre âge cohabitant sous le soleil d'une région fort attachante, mais combien ingrate aussi. Je m'étonne encore et me surprend à visionner dans mon esprit ces événements à peine vieux de... seulement quarante sept ans, mais n'en dites rien .... Chut, çà fait du bien de remonter le temps et quand je mange des lentilles au petit salé devinez à quoi cela me fait rappeler ...?


Texte de Roger Alfonsi

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