Maestro

On a tout joué, "massacré", disait le chef: ouvertures symphoniques, danses russes et autres scènes pittoresques, marches, pots pourris, fantaisies, valses 1900... Ernest Amsallem, lui, craquait pour la valse "les amourettes", et souvent il prenait un air de petit garçon pour demander au chef qu'on la joua. Ce banquier froid, caustique, redoutable, merveilleusement intelligent, s'attendrissait aux roulades des viennoiseries ou aux glissades des patineurs, et demandait le bis. On jouait les hymnes au début du concert et on avait appris l'hymne américain après leur débarquement en Algérie. Aussi pendant mon séjour aux Etats-Unis chaque fois que mon fils Mathias lors de la fête de l'école publique qu'il fréquentait, écoutait debout, le poing sur le coeur, moi, cela me ramenait 40 ans en arrière, à Saïda.... M. Bénarouche jouait quelquefois à la fin de la répétition: une humoresque ou une variation de Paganini. Il fermait les yeux en inspirant longuement, hautain, l'archet superbe et tirait de son violon des sonorités bouleversantes. Je me souviens de ce précieux violon, dans son étui en cuir de Russie à deux places et que nous respections tous. Ce violon de concert, avec son archet, lui avait été offert par la ville de Saïda.

L'AMS était une vieille association qui avait toujours été incarnée par Henri Bénarouche. Déjà mon père Moïse Lascar en faisait partie; il jouait du piston. Il me racontait des concerts où il interprétait son grand succès "Merles et Pinsons" (polka). Il a renoncé à jouer après le décès de sa mère en signe de deuil; moi je ne l'ai jamais entendu. L'AMS n'était par un orphéon de village; c'était un vrai orchestre symphonique. En 1928 cette petite association inconnue d'une petite ville sans importance, obtint, au centenaire de l'Algérie à Alger, avec l'ouverture du Freychutz de Weber, le premier prix d'interprétation devant toutes les autres formations autrement riches et nombreuses (Alger, Oran, etc...). Ce succès c'était la récompense des efforts et du talent d'Henri Bénarouche. Tous ceux qui ont été ses élèves se rappellent son humour, sa gentillesse, son sens de la musique, sa sévérité et ces odeurs agréables de pipe, d'eau de Cologne et de violette qu'on sentait dés son arrivée, odeurs liées au plaisir de la musique et à l'inquiétude quand on n'avait pas assez travaillé.

Un jour mon père recevait Mr Mouillot sous-préfet de Mascara à qui M. Bénarouche était venu demander une intervention; il sollicitait le poste de professeur de musique des écoles. Ce métier de professeur de musique qui vit de leçons particulières dans une petite ville, ne devait pas lui fournir des revenus considérables et ce poste dans les écoles, plus que mérité, lui revenait de droit. Ma mère, qui avait une belle voix, avait chanté divinement ce jour là,  la prière de la Tosca accompagnée par lui au piano avec l'élégance qu'il avait dans les gestes et particulièrement tous ceux touchant la musique. Le sous-préfet en était resté comme fasciné. Il gardait un regard pensif, sa flûte de champagne à la main et j'ai senti qu'il était honoré d'offrir à Henri Bénarouche ce qu'il demandait. Cet homme de qualité a enseigné et donné le goût de la musique, de la bonne musique à des générations de Saïdèens qui, sans lui, n'auraient peut-être jamais pu y accéder. C'était un musicien de grande classe, un peu perdu dans son Saïda natal, et qui a apporté à notre ville quelque chose d'inestimable. Saïda lui doit une grande reconnaissance. Pour moi, il garde une place privilégiée dans mon souvenir et dans mon coeur.


Texte de Marcel Lascar

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