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C'était un de ces matins de Saïda,
froid, clair et joyeux. Mon père, affairé du bureau à
la cave, quand au bout de la rue d'Oran, nous avons aperçu le manteau
gris et le feutre à larges bords d'Henri Bénarouche. Elégant,
insolite, (ce n'était ni son heure, ni son quartier) il venait demander
à mon père de me faire "prendre" le violoncelle.
J'avais 9 ou 10 ans et j'étais déjà un pianiste acceptable. Je n'étais pas
d'accord mais j'avais dû céder à leurs pressions et à leurs arguments "car
il allait manquer un violoncelle dans l'orchestre". Mon père m'a acheté
un instrument 3/4 et j'ai participé à mon premier concert en avril 1940
ou 1941 à Aïn-el-Hadjar pour la fêtes de Camerone. M. Bénarouche m'avait
fait mettre une sourdine sur le chevalet à tout hasard. J'étais le plus
jeune, le plus petit, au premier rang, sous l'oeil sévère du chef, le plus
effrayé et le plus fier; mes parents aussi...! Le concert commença par l'ouverture du Calife de Bagdad de Boïeldieu que M. Favier, le lendemain dans l'Echo de Saïda allait qualifier de "sémillante" et se termina par une des innombrables danses russes ou tziganes du répertoire (Livonie, Viatka...) et où presque tout était permis: jouer fort, à contre temps, taper des pieds, dominés et entraînés par le violon diabolique du chef; danse que le même M. Favier qualifierait de "brillante" ou "frénétique". Nous avons donné d'innombrables concerts, partout: au théâtre municipal, dans les écoles, au café Lopez, dans l'église, sous des kiosques à musique (derrière le cadran solaire), au cinéma Palace. Nous avons même accompagné deux opéras: Rigoletto et Faust. C'est dire que rien ne nous arrêtait. Sans parler des concerts de fin d'année scolaire où toutes écoles réunies: cours complémentaires filles et garçons, école indigène, tous sur le plateau du théâtre municipal chantaient le choeur des soldats de Faust. Les répétitions avaient lieu dans les locaux prêtés par la Mairie: l'école de fille de la rue du colonel Géry, ou dans un entrepôt vers la haute ville ou dans l'ancienne école maternelle à coté de l'église. L'après midi un petit arabe passait avec le cahier de convocation que M. Bénarouche faisait circuler et sur lequel on signait son accord, avec ces pages barrées de sa belle écriture large et où le texte semblait écrit en clefs de sol. Ces réunions était de vraies réunions de village; Joseph Obadia l'épicier de luxe, Ernest Amsallem le directeur de la Compagnie Algérienne qui jouait de la contrebasse, Henri Paes du violon, Abensour flûte ou hautbois?, la fille Colin blonde et assez jolie, le Dr Attuil, qui n'en manquait pas une, et qui jouait du violon avec une telle application et une telle jubilation qu'il en mangeait ses lèvres ; Madame Bénarouche douce et ironique au piano; moi au violoncelle... et tous ceux que j'oublie. |
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