L'hymne russe

Au printemps 1945, j'étais à l'école de la rue de Géryville, Mme Roversi était à la fois notre institutrice et notre directrice d'école. Libération de Paris, fin des hostilités, de hautes instances décidèrent de célébrer dignement la Victoire, et à cette occasion de faire chanter les élèves des écoles au Square Flinois ou Place d'Armes devant la Mairie. Pour préparer l'événement, Mme Roversi, nous conduisait aux répétitions à l'école du square Flinois où nous retrouvions M. Bénarouche, toujours superbe, parfois un peu nerveux. Le programme se composait des hymnes alliés. Pour la Marseillaise pas de problème. Pour l'hymne anglais c'était plus délicat car nous prononcions mal; agacement de M. Bénarouche qui essayait de nous faire rectifier. Comme nous savions les lettres latines de notre alphabet, nous nous en tirions quand même pour le "God save the King" de l'époque. Même topo pour l'hymne américain, puis venait l'hymne russe. Il n'était pas question de nous apprendre l'alphabet cyrillique. Alors on nous avait fabriqué un salmigondis de syllabes et onomatopées, une vraie "marmelade russe" que j'ai apprise fièrement. Là, M. Benarouche était plus calme: qui allait vérifier la prononciation ?

Pendant la préparation de cette chorale, Mme Roversi se mit en tête d'obtenir la traduction de l'hymne russe; voulait- elle contrôler que la Marseillaise restait le plus révolutionnaire des chants ? Il y avait dans la classe une fille magnifique, Ariane Douplitzki. Ariane était fine, gracieuse, des yeux bleus clairs toujours brillants et rieurs, des cheveux blond pâle immensément longs ou disposés en couronne autour de la tête. Elle portait souvent une jupe noire un peu longue qui faisait ressortir son joli teint et la blondeur de ses cheveux. Ariane était une vraie merveille de la nature. Sa mère, grande mince avait l'air toujours soucieux; son mari militaire de carrière était au front, ou peut-être prisonnier. Mme Roversi confia le texte de la "marmelade russe" à Ariane en lui priant de demander la traduction à sa maman. La semaine passa, rien. Mme Roversi revint à la charge. Le lendemain Ariane, l'air plus rieur et souriant que jamais, dit à Mme Roversi: "Maman ne comprend pas ce que ça veut dire, elle ne connaît pas ce chant". Mme Roversi est restée interloquée, les yeux plus ronds que jamais, sans voix (chose difficile à obtenir). J'ai toujours pensé avec le temps que Mme Douplitzki avait trouvé que le chant représentant l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques était infiniment peu tsariste...
Et nous avons chanté tout cela sous la baguette majestueuse du Maître.


Texte de Francine Bouilloud-Garcia


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