Le Vieux-Saïda
Image retrouvée
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Nous avions une imagination débordante alimentée à notre plus grand plaisir par les récits de mon père qui avait inventé un personnage "loup garou" appelé Zitouni. Les soirs d'été torrides tous les habitants de la rue s'installaient sur les trottoirs pour "prendre le frais" à la grande joie des enfants. Quand nous étions fatigués de courir nous demandions à mon père un nouvel épisode de Zitouni. Ainsi ce conteur-né et qui ignorait son pouvoir avait fait naître en moi la joie de raconter des histoires, de les étoffer, et de les enrober de merveilleux. Je ne parlerais pas longtemps de tous les petits métiers mobiles, installés sur des charrettes, que nous avions l'habitude de voir passer; le marchand de vaisselle par exemple qui échangeait, poêles, casseroles, faitouts contre des habits en bon état; le marchand de glace; le laitier de la ferme Jobert; les déménageurs et puis les "orduriers". J'avais 11 ans quand nous avons quitté cette rue pour un appartement à étage plus vaste avec un immense balcon.

Plus tard, mon père, qui avait conservé cet appartement pour y faire son atelier, a fait déménager deux pièces pour que nous puissions y habiter, Ded et moi en attendant de trouver un appartement plus grand. Quand mes parents sont partis définitivement ce petit deux pièces était redevenu atelier et Lakhdar, notre fidèle ouvrier, avait décidé de continuer comme si rien n'avait changé. Qu'était devenu Lakhdar durant ces vingt années? Comment a-t-il fait pour vivre et nourrir sa grande famille? Je me posais toutes ces questions, quand nous sommes arrivés devant la porte de l'atelier qui s'ouvrait directement sur la rue. La marche était à peine un peu plus usée. Lakhdar était-il toujours là? Quand la porte s'est ouverte, il m'a semblé voir l'image arrêtée d'un film qu'on passe au magnétoscope. Les archéologues qui ont découvert les tombes de Toutenkamon n'ont certainement pas été plus bouleversés que nous quand nous avons découvert le vieil ouvrier muet d'émotion, et l'atelier de mon père préservé par le temps.

Mon regard se promenait sans y croire sur le comptoir d'acajou, les énormes paires de ciseaux, les portemanteaux, les tissus, la craie-tailleur, les porte-épingles, les "mètres rubans", la jeannette pour le repassage. Avait-il seulement changer de chéchia, Lakhdar? La petite cheminée de marbre blanc... regarder ne suffisait pas; il me fallait toucher, retrouver la forme des objets, la chaleur du bois, la douceur des tissus. "Madame Rolande, Madame Rolande" ne cessait de murmurer Lakhdar qui avait gardé son sourire très doux. L'émotion était grande, nous laissions couler nos larmes. Avais-je seulement mérité autant de cadeaux, ce matin-là? Nous sommes repartis en faisant la promesse d'aller faire un repas chez Lalhdar. Quand nous sommes enfin arrivés chez nos amis, nous avions l'impression de sortir de la machine à remonter le temps. Nous en étions sortis bouleversés mais riches de la certitude immense que cette matinée nous avait été offerte pour que nous puissions témoigner de la fraternité entre les hommes, toujours vivace, malgré les guerres.


Texte de Rollande Wesling-Benichou

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