Le Vieux-Saïda
Image arrêtée
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Sur le parapet du pont, vite, vite, en passant avec un caillou pointu, nous essayons de graver nos noms parmi les coeurs percés, les "à toi, pour la vie" ou les initiales emmêlées. A la sortie du pont, la maison forestière dans un tournant, déroulait un petit chemin d'accès et nous laissait nous asseoir sur de larges rochers plats et chauds, merveilleux fauteuils, ombragés légèrement par des amandiers déjà en fleurs. Mais la halte était brève. Le temps pour mon père de prendre une photo et nous descendions vers l'oued, en dérapant plusieurs fois sur les aiguilles sèches des pins. Les oranges avalées en sautant sur les pierres plates éparpillées dans l'oued, n'apaisaient pas notre soif. Puis nous remontions vers la route et si l'après-midi n'était pas trop avancé, à notre grande joie, nous continuions vers Ain-el-Hadjar.

Les voitures, très rares ne dérangeaient pas nos courses. Les falaises, les forêts d'eucalyptus, de faux poivriers donnaient au paysage un caractère sauvage et presque inviolé. Dans le ciel quelques rapaces, des aigles probablement, nous fascinaient. Des histoires de moutons emportés, de bébés tirés de leur voiture, nous faisaient trembler. A un certain endroit, l'ultime récompense: ma mère s'asseyait sur un petit mur au bord de la route, avec les petits et, nous les grands, nous suivions mon père dans une escalade. De autre côté de la route, un chemin montait, doux et moussu. ll nous faisait découvrir le pied de la falaise. Entre les énormes roches poussaient à l'abri du vent de singulières fleurs rares et secrètes que nous appelions "les petites soeurs". Elles avaient un calice composé d'un seul lobe fermé dont le haut incliné formait un capuchon noir et blanc. Minuscules religieuses dans leur couvent de feuilles vertes... On les caressait en passant doucement de peur d'interrompre leurs prières.

Mon père nous tirait, nous hissait jusqu'à une plate-forme et là.. Quel spectacle...... Nous dominions toute la cuvette de Saïda. Tout me paraissait plus clair, plus simple, là-haut, plus facile aussi. La ville s'éparpillait, indisciplinée, hétéroclite, au pied de la montagne et de la croix. L'église et son clocher-donjon, les docks, la mosquée fière et blanche, se dressaient comme des doigts vers le ciel. Plus loin, le village nègre, le cimetière arabe avec des pierres plantées en désordre. Nous restions là, quelques minutes, silencieux à écouter les bruits de la ville. "Hou ou" criait ma mère, tout en bas. On répondait à cette minuscule silhouette claire, fiers de notre exploit. Nous dominions le monde pour quelques minutes encore, le temps d'aller toucher du bout des doigts, un rocher énorme, coupé en deux qui se dressait comme un menhir sur la plate-forme. Mon père dont l'imagination fertile nous a valu plusieurs histoires, nous racontait que Roland, le neveu de Charlemagne, avant de mourir avait brisé son épée Durandal sur ce rocher. Depuis je l'ai appelé "le Rocher de Roland".

Et puis nous redescendions, tant bien que mal. Je poussais quelquefois des cris de frayeur et mon père, aidé de mon frère, essayait de me faire décoller des rochers. Sur le chemin du retour, je me dépêchais de cueillir des "gouttes de sang", des bleuets, des herbes sèches. Avant de rentrer dans la ville, nous passions au cimetière. Les tombes de marbre et de granit s'alignaient et nous attendaient. Je déposais mes trésors sur les tombes de mes grands-parents. De là, je pouvais encore apercevoir le "Rocher de Roland". C'est à cet endroit précis, au retour de ces promenades que du plus profond de moi, je sentais monter un élan de gratitude, un merci silencieux au magicien invisible qui distribue généreusement ces merveilles; les fleurs d'amandiers délicates et ambrées, le vent dans le faux poivrier, les cailloux brillants, l'infime beauté du ciel.


Texte de Rollande Wesling-Benichou

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