Le Vieux-Saïda
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Le 8 janvier 1984, en Alsace. Les jours s'échappent silencieusement, ponctués par les nuits. Le temps... Le temps invisible, insidieux, silencieux, indélébile... Et pourtant il adoucit, apaise, transforme, masque, maquille les souvenirs, met un voile pudique sur les moments gris et noirs pour ne montrer que ceux qui brillent et vibrent de joie... Merveilleux magicien, le temps... Quand, avec précaution, on veut remonter vers l'enfance, il faut s'arrêter alors... S'installer confortablement devant un feu de bois pendant que la neige coule serrée et blanche à travers la vitre et faire parler sa mémoire, si elle veut bien, sur une feuille d'écolier. Les dimanches de beau temps, là-bas, par-delà la Méditerranée, il y de cela, à peu près 35 ans...

Les dimanches de beau temps donc, pas question bien sûr, que nous allions au cinéma "Palace" du haut de l'avenue. Après le déjeuner, mon père terminait, en vitesse à l'atelier quelques points sur un veston commencé le matin, puis nous partions vers le "Vieux Saïda" en empruntant les rues qui y menaient. Ma mère toujours très soignée, avait pensé au goûter et l'avait glissé dans un cabas qu'elle portait suspendu à son poignet pendant qu'elle faisait rouler la poussette de mon petit frère. Mon père tenait Sonia, ma jeune soeur, par la main. Henry et moi, puisque nous étions les plus grands, nous cavalions devant en prenant garde quand même à rester sur le bon côté de la route. Le soleil en ce début d'après-midi était doux et lumineux à la fois, le ciel uniformément bleu ignorait les nuages et laissait les montagnes se découper nettement sur son espace infini.

Peu à peu, nous laissions les maisons derrière nous, la rue de Géryville arrivait à sa fin. La route d'Ain-el-Hadjar bordée d'eucalyptus et d'oliviers nous accueillait, bienveillante. Avant d'arriver dans ce Vieux-Saïda mystérieux, il nous fallait passer devant une vieille ferme arabe bruyante et caquetante. Le chien en colère, les poules crottées, la mauresque toute cassée, accroupie sur son tirage de graines, le cheval agacé et hennissant, l'odeur forte du fumier déposé prés d'une fontaine. Nous passions vite... Puis nous laissions nos parents en contrebas et nous continuions à courir sur le talus qui surplombait la route et bordait un champ de blé. Déjà nous étions encombrés de menues richesses: un caillou brillant, une herbe bizarre, une fleur fragile. Nous longions les murs du cimetière juif, la maison du marabout, la villa Saint-André des Anges et nous arrivions enfin sur le plateau.

Là, c'était la course, l'explosion. Un seul arbre, au bord du plateau: un faux poivrier dont les branches chevelues nous caressaient doucement. Henry s'amusait à arracher les petites graines rouges. ll me les montrait et chuchotait: ''Si on les écrase et qu'on les frotte sur la peau, ça brûle...". Mon père se plaisait à nous raconter que, lors de la conquête de l'Algérie, l'armée d'Abd-el-Kader avait dissimulé dans une roche de ce plateau une marmite pleine de pièces d'or. Cette marmite, parait-il fut découverte quand les français firent des travaux pour aplanir l'endroit, légende ou vérité historique? Nous y croyons... En contrebas du plateau, l'oued chuchotait entre les pierres plates et les eucalyptus. Sur l'autre versant, un petit bois de pins. Un énorme pont de pierre enjambait dans un virage, l'eau et les arbres. De chaque côté du pont, des aloès imposants et dissuasifs brandissaient leurs lames vertes hérissées de piquants.

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