Souvenirs...

Il était une fois Saïda, une petite ville d'Algérie "dont l'insignifiance du décor échappait à l'amour que lui portaient ses habitants", phrase adoptée pour sa véracité, à Albert Camus, et qui concernait Oran dans "La Peste". ll y aurait beaucoup à raconter sur Saïda, sur tout ce qui faisait son charme, ou du moins celui que nous lui trouvions. Plus tard, beaucoup plus tard, quand le destin décida de son sort et du nôtre, quand nous avons découvert les merveilles d'une France ou d'une Amérique dont nous rêvions, nous avons réalisé combien l'attachement aux racines, à l'enfance, aux souvenirs ensoleillés pouvaient laisser une empreinte dont les détails, en s'envolant dans nos mémoires, embellissaient leurs vrais contours.

Nous étions quatre amies. Nous grandissions ensemble sans nous rendre compte qu'un jour nous pourrions être séparées. Nos maisons étaient proches, nos écoles communes, nos racines religieuses identiques, nos rites similaires, notre horizon limité... Mais nos ambitions grandissaient avec nous. Même si nos armes étaient égales quant à nos possibilités, nous luttions ensemble contre l'immobilisme, les préjugés, le conformisme qui nous étouffaient. Chacune de nous vivaient différemment son sort, mais notre intimité, nos divergences, nos difficultés avaient créé des liens plus solides que si de vrais chaînes nous avaient entravées. Les études, la guerre, les mariages, la ruée vers la France, après que ce coin où nous étions chez nous, soit resté à ceux qui le revendiquaient, et la séparation s'installait. Les liens sans se dénouer s'estompaient lentement, l'existence de chacune, la famille de chacune, les soucis et les joies de chacune, tiraient de plus en plus le voile léger de l'oubli qui ne demandait pourtant qu'à se soulever, s'estomper et disparaître.

Les années passent, passent, les retraites sans flambeaux s'installent enfin.., ou déjà... Et on essaie de se retrouver, de se situer, et on s'interroge, et on commence à bouger car on veut à tout prix retrouver un peu de ce qui a meublé nos années de jeunesse, d'insouciance, d'espoir, pensant qu'il serait si bon de se réunir un jour, de comparer les ravages du temps, et de rire, de rire de ces souvenirs communs que l'une ou l'autre avait enfoui à jamais dans sa mémoire. Et tout à coup, un soir, on apprend que l'une d'entre elles a décidé de prendre le chemin de l'éternité. On s'installe, seule, dans le désordre des images qui passent les unes après les autres, et qui nous font ressentir l'absence de celle qui est partie sans nous avoir revues, et déjà elle nous manque, alors que nous vivions sans elle, et qu'elle vivait sans nous.


Texte de Rachel Bleyer

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