Mouktaria

C'est à cause de la frita que tout cela m'est revenu. Ce poivron tout seul dans le bac à légumes. Je me dis : "il faut que j'en fasse quelque chose"... C'est drôle le poivron, moi je l'aime, c'est lui qui me rejette, ne veut pas de moi, me tourmente dès que je m'avale. Luisant, rouge ou vert il me tente et se venge aussitôt arrivé dans mon estomac. J'ai des souvenirs de salades juives ou de frita qu'aucun saumon grillé à l'oseille, qu'aucun filet mignon au caramel n'égaleront jamais. Le poivron, je dois le faire cuire trop vite ou trop lentement, ou bien c'est cette peau, si fine pourtant qu'il faut accuser: je ne prends pas le temps de l'enlever comme le faisaient ma grand-mère et ma mère. Quelle patience...! ll faudrait le tourner, le retourner cent fois délicatement, entendre le bruit sec de la peau qui éclate, ne pas laisser brûler la chair, ensuite, enlever peau, pépins, couper la chair en fines lanières, ajouter l'ail, l'huile d'olive, laisser dormir au frais... Que de temps pour qu'enfin arrive sur la langue ce mélange à la fois doux et piquant. Parfois, c'est Mouktaria qui tourne les poivrons, fait la frita. Elle travaille chez nous et elle vient tous les matins. Elle a peut-être trente ans, moi six ou sept; je crois qu'elle est vieille...

Mouktaria, pour moi, elle est jaune; ni blanche, ni noire, ni pâle, ni rose. Les paumes de ses mains sont oranges à cause du henné. Elle est grande, douce et lente. Elle parle tout bas, prend son temps; elle marche pieds-nus, lentement. Elle sent une eau de toilette étrange et met du rouge à lèvres orange. Ses yeux sont cernés, fatigués, cerclés de khôl. Quand elle part, je la regarde mettre son grand drap blanc. Je crois que c'est un drap de lit. Tout cela me semble très naturel. Elle est gentille...! Parfois, elle fait des beignets mais c'est rare; c'est comme une fête et je ne sais, ni quand elle se décide, ni pourquoi. Je n'ai pas le droit d'approcher; ma mère a dû lui faire mille recommandations à cause de l'huile bouillante. Tout à coup, ils sont prêts, de beaux anneaux dorés saupoudrés de sucre blanc. Je voudrais manger le plat tout entier... Un jour elle m'a emmenée chez elle. Je crois qu'elle habitait près de l'hôpital. Pour moi, c'était très loin. Je me souviens que je suis assise parterre avec elle; elle me donne des gâteaux, elle me peigne, longtemps. Elle m'inonde de son eau de Cologne étrange. Je n'ai pas peur du tout. Pas peur du tout...! La confiance sans arrière pensée. Ça devait être avant, juste avant que l'angoisse ne nous étouffe, que la méfiance ne nous empoisonne. A jamais.... Souvent je me demande où tu es aujourd'hui Mouktaria grande et douce.


Texte de Gillette Fleury-Kauffmann

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