L'apprenti chasseur
(2)

Il y avait à peu près cinq ans que j'étais à Saïda, pays réputé pour la chasse. Dans mes affaires, je traînais un vieux fusil Lefaucheux, rouillé, dont l'un des canons, fêlé au milieu, avait été soudé à l'étain... une folie. Mes nouveaux amis m'avaient communiqué leur passion pour la chasse et, avant ma première sortie, ce bon vieux fusil, seul héritage de ma famille, s'en était allé à Saint-Etienne, se refaire une beauté. Connaissez-vous Sidi Youssef, ce coin de chasse? Ce fut là, ma première sortie et mes débuts de chasseur. La B.14, qui nous emmenait, semblait avoir des ailes. Nous écoutions avec ravissement le ronronnement de son moteur que, seules, troublaient les vibrations sinistres de sa vieille carrosserie. J'aspirais à pleins poumons l'air frais de la montagne pendant que les chiens, entassés pêle-mêle, ne restaient pas en place, tantôt montant sur nos genoux, tantôt s'enroulant à nos pieds sur le plancher, mettant quelquefois le museau à la portière. C'était "l'ouverture" et ils la sentaient. Nous quittâmes la route goudronnée pour emprunter une piste poussiéreuse qui traversait ou longeait des oueds sans eau. Notre véhicule ne s'arrêta qu'au terme de ce chemin, sous un énorme chêne, égaré au centre d'une cuvette immense, désertique.

La forêt ne commençait que sur les coteaux environnants, sur un rayon de prés de deux kilomètres. Les chiens avaient bondi, avant l'arrêt, par-dessus les vitres ouvertes et gambadaient joyeusement, jappant, grattant le sol de leurs pattes, courant dans une sarabande effrénée, ou s'arrêtant brusquement pour satisfaire un besoin pressant. Le jour se levait à peine; déjà dans la montagne la vie s'éveillait: grives filant au moindre bruit, gerboises aventureuses, et puis... un cri, un cri d'oiseau, à l'orée des bois. "Ecoutez, écoutez... les perdreaux" me disait, retenant son souffle, les yeux soudain brillants, mon ami et initiateur Françou. J'entendis comme un bruit de baisers, sonore, auquel répondit un autre bruit de baisers, et, qu'on imite facilement en embrassant le creux de sa main. Ce prélude à la chasse, cette musique insouciante qui ressemblait à un chant d'amour, me charma, me troubla. Un léger casse-croûte, sur l'aile de l'auto, avec une boite de thon, de la longanisse, un coup de rouge, et les préparatifs
commençaient. J'enserrai mes mollets dans les guêtres de toile pour me protéger des ronces, mais aussi des serpents, nombreux dans le coin. Quant à la cartouchière, n'arrivant pas à la boucler sur le dos, mon professeur m'expliqua qu'il suffisait de la boucler sur le ventre, puis de tourner. ll me donna ensuite quelques conseils. "La musette pour les lapins, sur une épaule, le porte-gibier à tresse sur l'autre et prenez ce couteau avec vous, pour extraire les cartouches vides récalcitrantes". Que de complications...

J'avais introduit mes deux premières cartouches et refermé mon fusil brusquement, face à l'un de nos compagnons. "Non, non malheureux... ne chargez jamais de cette façon, vers quelqu'un... le coup peut partir". Il fallut siffler les chiens, gronder pour se faire obéir. ''Soyez sévère, votre chienne est un pointer galopant; n'hésitez pas à la corriger, le cas échéant. Elle ne doit vous précéder que de quelques pas, vingt au maximum". A la lisière de la forêt, sur notre droite, deux coups de feu éclatèrent. Rita, mon "pointer galopant", bondit comme une folle et disparut. "lls ont dû tomber sur des lapins, entendez les chiens aboyer; Rita va revenir, servez-lui une petite correction, elle comprendra". Derrière moi, en effet, les buissons craquèrent. Je me retournai, légèrement inquiet, le fusil braqué, le doigt tremblant sur la gâchette. C'était ma chienne, la tête basse, le regard d'un enfant pris en faute. Je n'eus pas le courage de la battre, mais ma grosse voix l'inquiéta ainsi que le moulinet impressionnant de mon porte-gibier. Elle reprit de l'assurance petit à petit et s'avança, le museau rasant le sol, remuant inlassablement la queue déjà toute rougie de sang par les ronces. Et puis... je la vis presque ramper, comme au cinéma avec le ralenti de la caméra. Elle contourna un buisson d'asperges et s'immobilisa telle une statue. L'arrêt... Mon coeur se mit à cogner tumultueusement dans ma poitrine, mon fusil, à trembler.

J'épaulai instinctivement, tiquant nerveusement des lèvres et des paupières. Un léger sifflement; c'était mon copain, qui venait me rejoindre, le doigt sur la bouche pour m'imposer silence, ou prudence peut-être... Son chien se figea derrière Rita, semblant l'imiter. Françou me souffla: "Mettez-vous de l'autre côté, le perdreau va s'enfuir devant la chienne, ajustez-le, laissez-le filer une vingtaine de mètres et tirez droit''. Un froissement d'ailes, épouvantable, suivi d'un piaillement affolé et devant moi une masse rousse, un oiseau gros comme une poule, rasa le sol, prit son envol. Je tirais... Etait-ce un édredon crevé? Des plumes voltigèrent et j'entendis un bruit mou, comme un melon qui s'écrase au sol. Rita courut. Elle revint les yeux enluminés de joie, tenant dans sa gueule, un gros volatile dont la tête retournée reposait sur son museau. Elle lâcha dans ma main, tout chaud encore, secoué par les spasmes de l'agonie, le perdreau. Mon premier perdreau... Mon premier coup de fusil. J'embrassai Rita, je baisai mon fusil, je me mis à danser de joie, exécutant une sorte de danse du tromblon le jour du Mouloud. Et puis, et puis, je rechargeai mon fusil machinalement, imitant en cela le geste de mon professeur qui, de son côté, un fin sourire aux lèvres, rechargeait également le sien.


Texte de Gabriel Galiana

        Précédent     
Retour