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Le logis
près de l'église était pauvre, mais son aspect si chaleureux, si accueillant
que l'on y percevait aucune tristesse. Dans la cuisine, le mère (Man Mah)
aux beaux yeux bleus, faisait griller ses poivrons odorants sur un "canoun"
incandescent. Le père les avait quittées après quelques années à attendre
la mort, sans parler, sans pouvoir expliquer la tristesse de ses yeux. On
entendait un bruit régulier, intermittent, venant de la chambre du fond,
séparée de la cuisine par un rideau chatoyant. Les soeurs s'acharnaient
Et puis, l'une après l'autre, l'une aidant l'autre, toujours les unes chez les autres, partageant les joies de l'une, l'ascension de l'autre, toujours unies, toujours ensemble, elles poursuivaient leur route qui semblaient tracée, prédestinée, dont elles pressentaient la trame. Les mariages, les naissances, les morts, elles traversaient ces jours heureux, ces jours tragiques, resserrant les liens tout en joie, tout en souffrance, tout en partage. Les enfants de l'une, étaient les enfants de l'autre. Les trois soeurs étaient là, présentes, faisant corps avec leur maison, leur ville, leurs coutumes, leur croyance, leurs racines, avec la certitude d'appartenir à ce sol, à ce petit coin de terre qui les avait vu naître, rire, pleurer, espérer toujours ensemble. La première guerre, elles l'avaient vécue, subie, le plus jeune frère "était tombé" en Champagne, enterré dans un lointain cimetière qu'elles ne visiteraient jamais. L'autre frère était revenu de Salonique, diminué, blessé, marqué. Les privations, les souffrances, les années les plus douces, les trois soeurs continuaient de les partager, souvent prises par leur destin personnel, mais ensemble pour tout affronter. La deuxième guerre les trouvent, l'une veuve; ma mère, mon père mort à 54 ans, désespéré par la perte de sa fille aînée, ma soeur tant aimée... là-bas. La deuxième soeur vivait ou survivait auprès d'un homme instable mais d'une infinie bonté, entourée par le bonheur de ses deux filles aimantes et dévouées. La troisième, la plus jeune; oh... ma tante bien-aimée, solide, déterminée, bravant avec dignité toutes les épreuves, montant la garde auprès de ses enfants restés autour d'elle, priant jusqu'au bout du chemin. Pendant cette horrible guerre elles sont toujours là, allumant leurs veilleuses, priant avec ferveur dans ce patois franco-arabo-hispano-hébraïque, si chantant dans ma mémoire, toujours ensemble, effrayées par ce qui se passe au loin, espérant que leurs ardentes prières seront entendues et ignorant Il faut quitter cette terre à laquelle tout les attachait: les rues, le soleil, le ciel si bleu, le cimetière ou repose des générations d'êtres chers, les souvenirs, les promenades dans les rochers, les concerts de l'orchestre prestigieux, les défilés militaires, les "fantasias", tout un passé, encore un présent qui devait être un avenir dans la poursuite logique de leur existence. Elles croyaient pourtant, les trois soeurs, qu'un jour elles reposeraient ensemble, comme elles avaient vécu, en ce petit cimetière, ou poussaient, sans les avoir plantés, les lauriers roses, le jasmin odorant. L'Histoire a tout bouleversé. Et c'est ainsi que ces trois soeurs de là-bas... jamais séparées dans la vie, reposent maintenant, l'une à Colmar, l'autre à Grenoble, la troisième à Nice, ces villes de France dont elles n'avaient jamais rêvé. Je sais qu'elles se sont retrouvées, dans ce ciel... là-bas ... Quelque part dans l'Oranais... à Saïda. Récit anonyme |