La... Ouba
Vendanges
C'était la coutume, au moment des vendanges, que les garnements que nous étions, se forment en bandes dans les quartiers où passaient les camions de raisins, et chapardent les beaux fruits murs. C'était la mi-août. ll faisait chaud, très chaud. Le goudron surchauffé et ramolli brûlait nos pieds quand nous ôtions nos espadrilles. L'air vibrait au niveau du sol et comme un énorme serpent noir, la route semblait se mouvoir dans la touffeur accablante. Nous étions une brochette de gosses assis sur le trottoir, torse nu, en short plutôt sale, pieds nus ou avec des espadrilles. Les conversations allaient bon train et souvent nos regards se tournaient vers le bout de la route qui changeait de direction devant le moulin. Tout à coup les rires s'apaisaient. Nous sentions sous nos pieds une vibration sourde et profonde. Notre instinct nous trompait rarement et peu à peu cette rumeur lointaine: ba..ba..ba...

Nous rajustions nos vieux pantalons courts, nos espadrilles. "Il" pouvait arriver, nous étions prêts. Alors, au loin, apparaissait la bête avec son mufle noir, ses yeux fixes, haute comme une maison; un énorme camion Saurer, tout bringuebalant, avec ses dix tonnes de raisin noir, gluant et sucré comme du miel. A l'époque, en 1938, conduire un car ou un camion exigeait une force considérable; les chauffeurs avaient des allures de lutteurs; torse large, poitrine profonde, mains et bras puissants. La masse vibrante de l'engin vous passait dans le volant et il fallait maintenir et conduire ces mastodontes avec une attention et une vigueur sans défaillance. Les changements de vitesse d'alors imposaient le double-débrayage. Pendant ce laps de temps l'engin manquait d'accélération et perdait de sa vitesse. Tout cela nous le savions et nous étions postés à l'endroit précis où les camions devaient ralentir pour tourner à angle droit pour gagner la cave Lascar.

L'attaque de cette citadelle mouvante ne nous posait pas de grande difficulté: nous étions malins, musclés, rapides, et comme des djinns aériens nous apparaissions et disparaissions en quelques secondes. L'objet de nos craintes, et qui nous serrait le ventre, était la présence du garde du camion: un grand diable d'arabe, noir de peau et de jus de raisin qui, adossé à la cabine, se maintenant de la main gauche, la droite armée d'un long fouet, le sarouel passé entre les jambes et enfoncé dans la ceinture, le chèche en bataille et se déroulant à ses pieds dans les raisins visqueux. ll connaissait le coin et savait ce qui l'attendait. Du plus loin qu'il nous apercevait, il nous insultait en arabe, roulait des yeux furieux, moulinait l'air torride de sa lanière redoutable. Les jambes enfoncées jusqu'aux genoux dans la matière molle des raisins, il se balançait en tous sens comme une énorme poupée désarticulée. . La ouba...... La ouba...... A l'assaut... l A l'assaut......

D'un saut nous atteignions le hayon, soutenus d'un bras et protégeant notre tête de la mèche du fouet qui sifflait à nos oreilles; de l'autre main nous plongions dans les raisins gluants et balancions notre rapine sur la chaussée où les autres s'affairaient hâtivement à ramasser les fruits convoités. Hop... Nous quittions notre juchement précaire et nous retrouvions au milieu des copains, bras chargés des fruits sucrés et gluants, pendant que notre épouvantail continuait son numéro, moulinant l'air du bras et du fouet, hurlant sa colère à la terre et au ciel, emmêlant ses pieds dans son chèche maintenant dévidé et piquant quelquefois du nez dans la mélasse noire. Le bord du trottoir nous offrait un siège commode où nous nous installions les uns à côté des autres, magnifiant notre exploit de récits gesticulés, et nous goinfrant. des raisins noirs dont le jus sucré tartinait nos figures épanouies.

Les retours à la maison s'avéraient souvent aventureux et la plupart d'entre nous abandonnaient leur attitude faraude pour une humble mine de chien battu. Comment éviter de montrer nos peaux sales et gluantes, nos shorts maculés; les réactions de nos parents étaient souvent sévères. Quant à moi, je savais ce qui m'attendait. J'étais accueilli par un: "dans la cour", sec et sans commentaire de ma mère. J'allais donc me placer au milieu de la cour, baissais mon slip et ma culotte que j'entassais sous mes pieds. Ma mère me rejoignait, empoignait le tuyau d'arrosage el m'aspergeait copieusement. J'étais astreint à piétiner fortement mes vêtements pour les laver en même temps que mon corps. De mes deux mains je cachais honteusement mon bas-ventre. "Ne t'inquiète pas, mon garçon, tu n'impressionnes personne", disait ma mère. Et moi, à l'instar des mauresques qui lavaient leur linge sur les roches lisses du lit de l'oued, je piétinais tant que je pouvais mes affaires dont le jus noir s'écoulait dans le regard, levant haut les genoux et frappant fort du pied en une espèce de danse burlesque et cadencée.


Texte de Claude Barritaud

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