Les cigognes
              Timbre Cigognes

La scène ne se passe pas à Saïda, mais elle évoque tellement de souvenirs de là-bas...

Les cigognes sont arrivées. J'ai vu l'autre jour leur premier courrier. C'était le matin, de très bonne heure; beaucoup de gens dormaient encore dans Blida. Elle venait du sud, portée par une légère brise, s'appuyant, sans presque les mouvoir, sur ses grandes ailes, à l'extrémité noire, le corps suspendu entre elles comme entre deux bannières. Une troupe de pigeons ramiers, de corneilles et de petits milans lui faisaient un joyeux cortège, et saluaient sa bienvenue par des battements d'ailes et par des cris. Des aigles volaient à distance, les yeux tournés vers le soleil levant. Je vis la cigogne, suivie de son escorte, descendre de la montagne et se diriger vers Bab-el-Sebt. Il y avait là des arabes qui sans doute avaient voyagé la nuit, car ils étaient couchés pêle-mêle avec des dromadaires fatigués, toutes les charges réunies au centre du bivouac, et les animaux n'ayant plus que leurs bâts.

Quand l'oiseau sacré passa sur leurs têtes, un des arabes qui le vit étendit le bras, et dit en se levant tout droit : "Chouf el bel-ardj?", Regarde, voici la cigogne. Ils l'aperçurent tous aussitôt et, comme un voyageur qui revient, ils la regardèrent en se répétant de l'un à l'autre: "Chouf t'ouchi?" L'as-tu vu? Longtemps, l'oiseau parut hésiter, tantôt rasant les murs, tantôt s'élevant à de grandes hauteurs, les pieds allongés et tournant lentement la tête vers tous les horizons du pays retrouvé. Un moment, il eut l'air de vouloir prendre terre; mais le vent qui l'avait amené rebroussa ses ailes et l'emporta du côté du lac. Les cigognes émigrent à l'automne, pour ne revenir qu'au printemps. Elles se montrent rarement dans la plaine et n'habitent jamais à Alger. A Blida, au contraire, et dans toutes les villes de la montagne, elles se réunissent en grand nombre.

Je connais peu de maisons dans cette ville, je connais peu de toitures un peu hautes qui ne supportent un nid. Chaque mosquée a le sien, quand elle n'en a pas plusieurs. C'est une faveur, pour une maison, d'être choisie par les cigognes. Comme les hirondelles, elles portent bonheur à leurs hôtes. Il y a toute une fable qui les protège: ce sont des tolba changés en oiseaux pour avoir mangé un jour de jeûne. Elles reprennent tous les ans leur forme humaine dans un pays inconnu et très éloigné et quand, appuyées sur une patte, le cou renversé dans les épaules et la tête élevée vers le ciel, elles font avec un claquement de leur bec le bruit singulier de kuam... kuam... kuam..., c'est qu'alors l'âme des tolba, toujours vivante en elles, se met en prières.


Texte de Eugène Fromentin - Une année dans le Sahel


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