La bande à Paulo


Dans ce grand rassemblement de Lyon, je suis venue voir vos têtes. Francis, Robert, Manou et les autres... Ceux de la bande, la bande à Paulo, les joueurs de noyaux d'abricots, les Fangios du carrico, les footballeurs de la rue Varnier, les voleurs d'amendes. Vos noms, je connais leur musique, leur magie, les bouquets d'images qui jaillissent dans la tête de Paulo à chaque fois que sa bouche les prononce: Francis Martinez, Manou, Robert Karsenty, Robert Martinez... Je suis venue et j'ai aimé vos têtes. Toutes vos têtes; Francis et sa voix grave et chaude qui s'inquiète de nos retards, Manou et sa bouille de coquin, Robert la douceur qui écoute avec ses yeux. Je m'attendais à voir de grandes gueules. Vous l'étiez peut-être à votre façon, héritiers de vos géants de pères. Vous avez dû souffrir parfois d'être leurs petits. Pas facile d'être le petit d'un ogre... ll s'agissait d'être à la hauteur, d'avoir de la couleur.

Je vous ai vu et j'ai su que les géants avant de se coucher pour toujours avaient dû être fiers de vous. A côté d'eux, vous n'êtes pas petits. J'ai senti votre chaleur, l'amitié franche et belle, l'émotion gaie dans vos éclats de rire, dans vos mains que vous claquez rituellement à chaque fois que vous vous faites une blague: "tu viens Paulo? attends, je prends mon paquet de cigarettes". Francis muet, figé, éberlué. Quoi? Paulo qui a fait l'événement dans la bande il y a deux mois en s'arrêtant de fumer fait semblant de chercher un paquet de cigarettes dans la poche de sa veste. Il me jette un coup d'oeil complice... trois secondes... rire de Paulo, rire de Francis qui comprend que c'est une blague et une grande claque de ces deux mains brunes et fortes pour conclure, se dire tout. Complicité, réconciliations, promesses, secrets, que de mots dans ce geste qu'ils font d'instinct, que de certitudes, de paroles données, de paroles d'honneur. Grandes gueules, vous l'étiez peut-être, malins, c'est sûr, méchants jamais. Vous n'êtes pas devenus vieux.

Vous avez gravement, follement vécu des tragédies quand vous aviez vingt ans, mais, à prés de soixante vous pourriez encore sonner à la porte de Mme Diaz et vous cacher au coin de la rue... Les ans ne sont passés que sur vos cheveux. A peine ont-ils égratigné vos visages, sans vous abîmer à l'intérieur. J'imagine pourtant qu'en plus de la perte de votre Algérie vous avez vécu les douleurs ordinaires de la vie de chacun: maladies, séparations, relations difficiles parfois avec vos enfants, déchirés comme vous mais pour d'autres raisons, tiraillés entre deux planètes, Saïdèens de Béziers, de Lyon ou du Mans qui ont pris votre accent et vos intonations comme on apprend une langue étrangère sans en adopter les valeurs. A force de meurtrissures, de bleus au coeur, vous avez évolué. ll a fallu le courage d'accepter, de devenir autres, tout en restant vous-mêmes. Comme vos pionniers de pères mais dans une jungle différente, vous n'avez fait que serrer les dents, pensant peut-être à ces pères qui avaient su avaler en leur temps de bien plus amères potions.

Paulo, Francis, Manou, Robert, j'ai vu votre tendresse de vieux ours, votre sagesse de vieux singes, et votre espièglerie d'adolescents. S'il vous plaît, acceptez-moi dans votre bande...... Marie-Claire, Augustine, vous me sauvez la vie... ll y avait donc des filles dans la bande... Qui étaient les autres? Qui était amoureux de qui? Ah, je ne vois rien...! Faites-moi naître dix ans plus tôt, donnez-moi des yeux et des oreilles, transportez-moi là-bas dans votre temps, dans vos espaces, dans votre vieux Saïda. Faites-moi invisible, ou petite fée Clochette pour vous servir. Je ferai tomber pour vous des amandes sans casser les branches, pour que Canon soit content, j'irai cueillir des clous dans la bouche d'lndalo le cordonnier pour fabriquer vos trésors, je vous suivrai au vieux Saïda et sur le plongeoir de la piscine, je vous préviendrai qu'il y a du grabuge au café Albérola où Constant, Joaquin et les autres seront en train de tout casser et surtout, surtout je monterai dans la camionnette...


Texte de Gillette Fleury-Kauffmann sur des souvenirs de Paulo, son frère.

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