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A coté
du musée du stack on pourrait mettre le musée des balles.
Toutes sortes de balles, des petites, des en chiffons et les boites de sardines
qu'ils ont poussé du pied pour qu'elles aillent marquer un but entre deux
bérets; comme de vraies balles dans de vrais buts... Mémé fait des balles
pour les gosses; elle bourre une vieille chaussette avec des vieux chiffons
et ça fait une balle toute neuve... lls assistent à l'opération sur
le trottoir, à la fois impatients et sages, sûrs qu'ils sont du résultat:
ce n'est pas leur première balle en chiffon. lls se balancent d'un
pied sur l'autre en observant Mémé. Le gauche, le droit, ça les démange.
Qui le premier va frapper dedans? L'envoyer au-dessus des fils électriques
ou jusque devant chez Mazouni? En l'air, on dirait une vraie balle. Evidemment,
quand elle s'écrase de son poids inerte sur le mur de Mme Tolinos ou sur
le nez d'el Gat, on voit bien qu'elle est morte. ll n'empêche que quand elle tombe dans l'égout au coin de la rue Varnier, c'est le drame. On peut dire qu'ils font des pieds et des mains pour la récupérer: un garçon à plat ventre, la main tâtonnant dans le trou noir et sale, un autre qui le tient par les pieds, et tout autour, les conseils, les encouragements de la bande qui attend. ll arrive qu'une balle s'envole par-dessus le tennis de chez Carrafang et elle n'est pas perdue pour tout le monde: ceux de la future équipe de foot du cours complémentaire l'adoptent pour s'entraîner. Mais ouille les carreaux... Histoire incroyable mais vraie d'une trajectoire singulière: ça commence par un carreau de chez Mme Daniel qui vole en éclats. C'est à l'angle de la rue Varnier et de la rue Lyautey. Bruit interminable du verre qui tombe. Silence catastrophé des gosses. Mais il faut se ressaisir, récupérer la balle, dépasser sa peur et affronter Mme. Daniel. Madame Daniel... Excusez-nous pour le carreau... Pour la balle, est-ce qu'on pourrait... Mme. Daniel est en colère, dit qu'elle va chercher le martinet: "Tu vas voir si je vais t'la donner la balle... Oualou, c'est fini la partie, et pis, y a pas que le carreau: tu sais pas que Gilberte, elle était en train de faire chauffer du lait, la balle, elle est tombée dans la casserole, elle en a pris plein la figure du lait Gilberte; viens, viens tu vas voir, si j'te la donne la balle...". lls passent des minutes qui ressemblent à des heures à parlementer avec Mme. Daniel, à s'excuser, à jurer qu'ils vont faire attention, à prendre leurs airs humbles de bons garçons polis, et désolés. Mais Mme Daniel est trop fâchée, elle refuse de s'attendrir et de négocier. lls promettent d'aller jouer plus loin, au terrain de chez Ségura ou de chez Vivi Renault mais elle ne cède pas. Alors ils attendent, ils rongent leur frein, plus rien ne les intéresse. Ni le stack, ni le carico, rien. "Na màs que el balòn" comme disent les grand-mères qui attendent sur le pas de la porte le passage de M. Molina que tout le monde appelle "Binuelo". Ah... ll faudrait bien qu'il arrive Binuelo avec sa boîte de beignets dorés et saupoudrés de sucre craquant. Ça les consolerait, ça les distrairait quelques minutes. Qui n'a jamais eu en bouche le goût délicieux des beignets de M. Molina qu'on mange dans la rue ou à la maison avec une tasse de café, pourra se satisfaire des gros desserts pâteux et bourratifs, fourrés à la pomme ou à la framboise et qu'on nomme ici "beignets". Contrefaçon maladroite, imitation ratée d'une merveille légère et croustillante; douceur irremplaçable de ce beignet rond et cabossé, frit à point et qui laisse l'eau à la bouche pour un deuxième quand on n'a pas su résister au premier. Mais Binuelo ne passe pas. La balle, en tête, comme une obsession. Mme. Daniel finit par s'en aller au marché ou chez la voisine. L'espoir renaît mais Gilberte ne la rend pas. ll faut se résigner. Quelqu'un finit par proposer: Et si on jouait à Chincha la Fava? Texte de Gillette Fleury-Kauffmann |