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Certaines
femmes, insensibles à la terrible chaleur, s'allongeaient sur la pierre
cylindrique et dormaient indifférentes au tintamarre. D'autres les cheveux
figés dans le henné passaient du rasoul (boue argileuse) sur leur corps
avec une simple pierre plate trouvée dans l'oued. Quand nous étions très
petits, ma mère nous emballait, le récurage terminé, dans les grandes foutas
et nous portait l'un après l'autre, en courant, jusqu'au banc de
déshabillage. Comme nous aspirions goulûment l'air frais du hall ...
Comme nous avions soif et sommeil sur ce banc... Comme les oranges que ma
mère, prévoyante avait glissées dans le couffin étaient désaltérantes...
Ce bain maure nous a vu grandir jeudi après jeudi, d'automne en hiver. Nos
corps changeaient imperceptiblement et mes frères depuis longtemps
allaient au bain, le matin avec mon père. J'allais oublier cette petite salle ou plutôt ce petit réduit profond et sombre empli d'eau chaude où se faisaient les bains rituels des jeunes mariées juives. ll m'a toujours fait peur. Peut-être parce qu'il était très obscur et aussi parce que les futures épousées entourées des femmes de la famille étaient immergées complètement. Souvent je les ai vues suffoquer à la limite des larmes. Plus tard, fière et heureuse de porter en avant un ventre rebondi, j'allais initier mon futur bébé aux bienfaits de la grotte sonore et torride. Depuis je n'ai plus retrouvé l'odeur humide et chaude de ce brouillard, le seul qui a ponctué mes vingt premières années. Depuis, ... un autre bébé arrive porté par Carole, un bébé qui ne connaîtra pas les joies douces et tendres de ce bain maure... Depuis, ...cette mère merveilleuse est partie dans un autre brouillard. Elle resurgira quelquefois à travers des odeurs ou des objets purement féminins que je retrouve encore imprégnés, au fond d'un tiroir. Le 7 février 1983; un an déjà que j'ai écrit ces lignes. Trois mois plus tard, pendant mon retour à Saïda, je redescendais les marches de ce bain maure, étonnée de constater que mes souvenirs et la réalité, vingt ans plus tard, se mêlaient sans heurts. Pauvre vieux bain maure... Désaffecté, il attendait, au fond du ravin, le bulldozer qui allait le démolir. A l'heure où j'écris, il ne doit plus être qu'un tas de pierres. Pourtant il est resté fidèlement semblable à mes regards d'enfant. La vieille porte a grogné doucement, la table de déshabillage encore imprégnée de cette odeur mouillée, laissait pénétrer par ses hautes fenêtres l'éclatant soleil d'avril. Et puis, j'ai remis mes pas dans les empreintes invisibles de nos pieds mouillés, j'ai retrouvé la vasque, j'ai revu ma mère, mes frères, ma soeur. Très vite j'expliquais à Nathalie: "là, tu vois, c'est là que nous posions nos serviettes, c'est là que...". Et puis, très vite aussi nous sommes repartis. ll ne fallait pas trop abuser de ce cadeau; cette porte qui m'a été ouverte sur le passé par je ne sais quelle main invisible, je la refermais doucement. Texte de Rollande Wesling-Benichou |
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