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janvier 1982, en Alsace. Je tire au sort... un mot brûlant, humide, tendre;
le bain maure... Pourquoi allions-nous au petit bain maure alors que l'autre,
le grand était plus confortable, plus européanisé... Peut-être parce qu'il
était caché au creux d'un ravin où poussaient des herbes sèches, peut-être
aussi parce que pour y arriver il fallait descendre des marches hasardeuses
faites de pierres branlantes et que sa porte n'était pas une vraie porte
mais plutôt une planche fixée par une vague charnière. Le jeudi après-midi,
en général, ma mère portant le couffin d'où débordaient foutas (serviettes
de bain), linge de rechange et calebasses de cuivre pour s'asperger, ma
mère donc nous tirait résolument vers ce petit bain de quartier.
Nous y allions mes frères, ma soeur et moi, sans rechigner, riant
et nous bousculant pour y arriver plus vite. A l'entrée, la vieille fatma, très digne, assise en tailleur, femme-tronc imposante dans ses multiples robes, faisait glisser les pièces dans sa main, puisqu'il fallait payer une somme dérisoire, puis les jetait bruyamment dans une boite métallique. Ma mère doucement lui demandait: "il y a de la place?". Souvent elle répondait par l'affirmative; le hall de déshabillage était une vaste salle blanchie à la chaux et éclairée par de hautes et étroites fenêtres: deux colonnes centrales, un sol dallé à deux niveaux et des bancs de bois sous des patères métalliques. Bizarrement un détail me revient qui m'étonne; je m'en aperçois seulement maintenant en dévidant la bobine: un coin de la salle était réservé aux françaises et c'est celui où étaient disposés les bancs. Aucun autre siège ailleurs; les mauresques se contentaient d'étaler leurs foutas à même le carrelage et se déshabillaient tranquillement par terre. Pour arriver à notre banc, il fallait enjamber des piles de serviettes, de linge, etc... Souvent, nous retrouvions des voisines déjà sorties du bain encore cramoisies et suantes. Elles parlaient peu et respiraient bruyamment. Rapidement, nous ôtions nos vêtements et nous poussions la porte battante vers la salle de bains, le coeur serré délicieusement comme si nous entrions dans une grotte humide. Comment dire alors? Comment rendre le bruit des calebasses, de l'eau jetée sur les corps savonnés? Oui, c'était réellement une grotte uniquement éclairée par le plafond vitré. Dans ce nuage humide, suffocant, la chaleur nous paraissait, dés les premiers pas, terriblement étouffante. Je me souviens être tombée une fois, terrassée; je sens encore l'air frais du hall et les bras de ma mère autour de moi. Dans les conversations bruyantes des femmes, les cris des enfants aveuglés par le savon, nous avancions prudemment jusqu'à une table de pierre cylindrique et centrale sur laquelle nous posions nos serviettes, en évitant de poser le pied sur une dalle sèche sinon, aïe... ça brûle... Au ras du sol, contre le mur, des vasques de pierre où coulait l'eau chaude et froide. Nous choisissions une vasque; ma mère, rapidement la vidait avec sa calebasse, la nettoyait, puis la remplissait. Avant de nous faire asseoir autour d'elle, elle jetait de l'eau froide sur le sol, ce qui allait éviter à nos fesses d'être cuites avant d'être lavées. L'alfa qui poussait sur les hauts plateaux faisait très efficacement le travail d'un gant de crin. Nous étions retournés, récurés, aspergés. Nos cheveux frottés au savon de Marseille et rincés au vinaigre étaient rigoureusement démêlés et passés au peigne fin pour déloger éventuellement des poux. |
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