Devoir de Mémoire

Vous avez dit "Pieds-noirs"     (2)

Seuls nos étrangers utilisaient ce nom, détesté par celui qui le recevaient. D'anciens Français métropolitains, présents depuis 40 ans chez nous, fuyaient notre contact de peur d'être gangrenés. Un Juif d'Algérie, oubliant dans sa peur sa francisation de 1870, s'est défendu aussi: "nous étions ici avant vous, nous ne sommes pas des "Pieds-noirs". Ceux qui étaient partis avant la tourmente, osant renier leur race, source d'em..bêtements, affirment sans complexe: "nous étions en France avant les événements", ou encore "nous sommes ici depuis longtemps", comptant ainsi s'exclure de la condition "pieds-noirs", dégradante à leurs yeux. Amplifiant la césure cherchée du terroriste, le système coupe en deux l'ensemble algérianiste. Les amis de la veille deviennent ennemis, écartent l'étoile jaune des nouveaux condamnés. Quelles conditions, donc, fallait-il remplir, pour mériter cette punition? Ainsi dans une famille, l'un des fils est "Pieds-noirs" et l'autre ne l'est pas, suivant qu'il soit né ici ou là-bas?

Une règle informelle nous contamine ou pas et baudets de la fable, on nous montre du doigt. Fallait-il être de ceux qui souffrant le martyr, ont été torturés, entassés en bateau? Dans un commun accord, fellouzes, barbouzes, métropolitains ont bouffé du "pieds-noirs". Dieu triera les siens, la France non... Quelle marque uniforme aurions-nous portée, en ce pays sans nation, vacant depuis les Romains, qui en avaient fait la plus riche contrée agricole de l'Occident. Désertifiée par les moutons et les chameaux des maures nomades, cette contrée ne servait que de base portuaire pour les pirates Turco-Barbaresques. Les Européens naturalisés automatiquement depuis 1889, insatisfaits des incertitudes de la France quant à leur avenir, étaient tentés par une séparation, envisageant même une sécession de la part des italiens et Espagnols, tandis que les autochtones, abandonnés par les Turcs, renonçaient dès 1900 à l'espoir d'un "Mahdi", sorte de Messie qui les prendrait en charge.

Quelque chef de tribu essayait ça et là, puis Ferhat Abbas, député Franco-algérienno-arabe, demandait, pour ses coreligionnaires, l'intégration complète dans la nationalité française, puis depuis le refus vers 1930, songeait à une nation algérienne, non sans avoir déclaré: "j'ai cherché l'Algérie dans les cimetières, je ne l'ai jamais trouvée". L'administration a choisi, pour désigner les Français d'Indochine, de Syrie, de Tunisie et du Maroc, le terme de rapatriés d'outre-mer. C'était acceptable parce que ces malheureuses personnes déplacées venaient d'un ailleurs où notre présence n'était que provisoire. Pour l'Algérie c'était différent; successivement les gouvernements avaient déclaré solennellement qu'elle faisait partie intégrante de la France. Administrativement elle était composée de départements français, les habitants possédaient tous la nationalité française et le droit de vote (in extremis lorsqu'il était trop tard). La France devait être indivisible de Dunkerque à Tamanrasset.

Abstraitement, pour tous ces Français (d'origine ou d'adoption) la patrie était indubitablement la France. Ce mythe, entretenu par nos éducateurs, est exacerbé par le fait qu'il est lointain, inaccessible. Pour ces petites gens constituant la majorité de la population, les Français métropolitains représentent la race supérieure, ceux qu'on trouve le plus souvent dans l'encadrement, l'école, l'armée, l'administration ou l'entreprise importante, ceux qui parle le français sans accent et se moquent de notre pataouète. On ne parla d'égalité qu'au moment des guerres européennes; le casque militaire va aussi bien aux chéchias, aux casquettes, qu'aux bérets franchouillards. Parce qu'appartenant à un peuple cosmopolite, comme tous les polyglottes, nous avons inventé un jargon, le sabir, où chacun a conservé ses expressions idiomatiques. Concrètement, la Patrie c'est surtout la Nation, le Pays auquel on a le sentiment d'appartenir, là, où nous sommes nés, où sont enterrés nos parents, où vit notre famille, où on se sent chez soi.

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