Pourquoi
ce sobriquet? Le savez-vous, vraiment ? Ce mot fusa dès que la presse
s'intéressa à nous. Recevant en cadeau ce méchant quolibet, sorti l'on
ne sait d'où, nous l'avons supporté, faute d'avoir trouvé notre emblème
national en ce pays radieux qui vit naître nos pères, souvent même nos
aïeux. Après l'avalanche de coups d'où nous sortions, coups arabes, coups
français, en pleine révolution, groggy comme un boxeur relevé du KO, nous
n'avions d'autre choix que la résignation. Il faut dire que nous n'étions
pas en odeur de sainteté. Le pouvoir avait préparé le terrain aux anciens
libérateurs des armées d'Afrique. Ses sbires avaient pour ordre de "bouffer
du pieds-noirs". Cela passait mieux que tuer du Français (d'Algérie)...
Après les exécuteurs de hautes oeuvres dits barbouzes, les centres de
torture d'Hussein-Dey et d'ailleurs, (pour pieds-noirs ceux-là, mis au
point également par les gouvernementaux et non par la population),
les fusillades et tueries d'enfants sortis sur leur balcon, échappant
à leur mère, insouciants du couvre-feu diurne.
A cette Saint Barthélémy, il manquait l'estocade de l'arrivée. Hurlant
avec les loups selon leur habitude, les médias ne pouvaient en s'agissant
de nous, qu'utiliser un terme générique disponible, dans la couleur du
temps, noir et ironique. Fallait-il qu'à ce moment l'on se garde d'être
bienveillant... Il faut au moins les renier, avant de tuer ses enfants.
Dans le contexte d'époque l'expression "pieds-noirs" ne voulait rien dire,
en ce qui nous concerne. On a tenté de lui donner du sens en l'attribuant
aux arabes, qui nous auraient nommés ainsi en évoquant les chaussures
noires des soldats de l'armée Bugeaud? La pilule est passée, noyée dans
la débâcle de gens qui avaient d'autres sujets de réflexion. Nous attendons
toujours qu'un chercheur ou un arabisant nous apporte la ou les sources
attestant qu'elle était connue et utilisée, du moment de la conquête jusqu'aux
événements, cette version "chaussures des premiers soldats".
Pour désarticuler cette expression, inconnue jusque là de la communauté
algérienne de toutes origines, commençons par en séparer les deux éléments.
Pied, l'on connaît, bien sûr, "travailler comme un pied, être bête comme
ses pieds", mais encore? En quatre pages le Littré, nous propose, évoquant
l'état d'une personne: "Être sur un grand pied, sur un bon pied, avoir
un certain pied, se mettre sur un tel pied avec quelqu'un", etc... Noir,
quant à lui, ne prend que deux pages du même dictionnaire, bourré de négatif
comme: "crasseux, méchant, mauvais, qui fait frissonner, funeste, qui
excite une sorte de terreur". Pieds...et...noirs de surcroît... Il y a
redondance, dans le négatif. Nous avons donc l'état, le genre mauvais,
méchant, crasseux, effrayant. Exagération dans la perfidie... Toujours
dans le même ouvrage, le substantif "pied-bleu": "conscrit portant
encore les guêtres bleues du paysan (Larchey)". C'est certainement là
que le premier journaliste a trouvé, en partie, l'idée de son sarcasme,
dénué ici de toute interprétation favorable, concernant déjà le membre
inférieur. Nous trouverons plus loin, son autre repère et l'expliciterons.
Ce choix n'est en tout cas qu'une hypocrisie, très mal perçue par ses
destinataires, une courbette au régime, un manque de gentillesse envers
des compatriotes malheureux. On aurait pu nous trouver, après ce désastre,
un nom neutre ou plus généreux, qui se rapporte à nous, peu ou prou .
Les fritz, les bronzés, les ch'timis, les bougnats, les noirs, les jaunes,
les peaux-rouges, les pygmées sont des surnoms qui veulent dire quelque
chose et leurs victimes pourraient s'y reconnaître. "Pieds-noirs" nous?
Pourquoi? Que va-t-on chercher là? Combien de ces braves gens naïfs se
sont déchaussés pour montrer leurs pieds blancs. Quand le vent a tourné,
quand notre Algérie conquise sur sables et marais, n'était plus
la Côte d'Azur pour les désargentés, quand les Impressionnistes avaient
fini de remplir leur palette de mer bleue, de palmiers, de soleil, de
moukères nu-tête... nous n'étions plus bons qu'à jeter aux orties, au
ghetto des sans-race, comme des pestiférés.
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