D'abord pour
les béotiens de la construction navale, une "pastéra", commune en Méditerranée,
était un petite embarcation rudimentaire à fond plat, aux bordés cintrés,
la plupart du temps assemblée par des amateurs. Les matériaux : quelques
planches, des clous, de l'étoupe (de vieux chiffons effilochés faisaient
aussi l'affaire) et surtout pas mal de goudron et, si on avait un peu
de "flouss", de braise, enfin du fric quoi…on pouvait acheter un peu de
peinture (pas du Ripolin, ça coûtait "bezeef").
L'origine des matériaux : quelques planches de palissades subtilisées,
la nuit de préférence, dans les terrains vagues du Front de Mer, avant
les "buil", comment on disait des "buildingues". Les clous, que les plus
jeunes dont j'étais s'échinaient à redresser, offerts avec les caisses
de savon de Marseille ("Le fer à cheval"), par le père Mathieu, notre
indispensable épicier. Le goudron pour l'étanchéité (il en fallait pas
mal) et là pas de problèmes non plus; il y avait bien quelque part aux
environs, un chantier où mijotait dans d'immenses fûts cette confiture
à l'odeur caractéristique sous l'oeil blasé d'un Lakhdar, à moins que
ce ne soit un Lahouari, peu importe.
Le chantier : la cour de l'immeuble, angle rue Montauban et rue Ste Claire
Deville, face à Citroën (cette cour gardait encore les vestiges d'un jardin
potager). Le maître d'œuvre : Dédé Piris, 16 ou 17 ans alors, peut être
un "chouya" de plus ..! Raoul son frère était mon grand ami. Je crois
qu'il y avait aussi Lucas et d'autres dont je revois le visage mais dont
je ne me souviens plus du nom. Le bassin d'essai : la réserve d'eau d'irrigation
des jardins de la famille Cano, sise Ravin de la Mina, connue bien plus
tard grâce à ce magnifique colimaçon routier qui permettait
l'accès à la route du port, sans oublier un peu plus tard aussi, chez
"Ginette" ou quelque chose comme çà. Pour ceux qui ont la mémoire courte,
c'était le "must" en matière d'accueil, certains VIP de la ville, et non
des moindres, y avaient leurs petites entrées (bon passons, c'est tellement
vieux, prescription oblige, et honni soit qui mal y pense). La construction
proprement dite : Dédé, très porté sur la pêche, la palangrotte bien entendu,
ainsi que son "pater", avait donc imaginé cette construction.
Pas de plan, rien, rien de rien, tout dans la tète. Cette construction
fut donc rondement menée; 2 à 3 jours peut-être. D'abord le plancher;
pas très compliqué, une forme ovoïde, rappelant une fusée Appolo, en plus
petit bien sur; et le bordé, alors là c'était plus compliqué, il fallait
cintrer ces fameuses planches brutes de sciage. L'indispensable calfatage
: (sans quoi plouf ) avec application un "estropajo" ( il faut
prononcez "kho"… "kho") et le goudron; pour la peinture comme pour le
reste, la débrouille. La mise à l'eau : moment crucial que ce jour là,
l'engin 3 ou 4 mètres (qui sait… après soixante ans), aussi lourd que
la Tour Eiffel, à l'horizontale porté sur les épaules par les plus grands
et sur la tête par les petits. Nous avons emprunté le chemin caillouteux,
qui menait au bassin. L'angoisse; comment allait-il se comporter ? Mais
tout se passa très bien, l'engin flottait; il n'avait pas coulé, du moins
pas cette fois.
L'accès à ce bassin s'était négocié comme on dit maintenant. Mr Cano,
nous avait demandé, et obtenu, que nous curions son bassin en contre bas
de ce sentier qui menait à la route du port. Il était la tentation des
grands ou petits de balancer des cailloux, bouteilles, boites de conserves,
etc. La grande bleue : les tests s'étant avérés probants, et après quelques
couches supplémentaires de goudron, la "pastéra" fut à nouveau reprise
en mains comme précédemment et conduite à la Cueva del Agua,
mais pas par Gambetta, la descente vers la mer aurait été périlleuse.
En procession, les porteurs, suiveurs sceptiques et autres, nous primes
les quais, en particulier ceux de la Compagnie Leborgne qui étaient alors
les derniers avant la Cueva del Agua, La mise à l'eau fut saluée de cris
de joie et Dédé put enfin capitainer (c'est nouveau, ce n'est pas dans
le Larousse) sur sa "pastéra". La famille Piris, marbriers de pères en
fils, avait un petit cabanon aux Cagnarettes, à la verticale de Canastel
et c'est là qu'arriva un certain jour la "pastéra".
Je n'ai jamais su ce qu'elle était devenue; avait-elle un jour sombré
ou, comme je crois, avait-elle fini comme combustible dans un brasero.
Si Dédé, Raoul, Mémène, les autres, ou leurs descendances lisent ces lignes,
qu'ils me le disent. Vingt ans plus tard m'inspirant de cette histoire,
j'ai entrepris avec l'aimable autorisation de M. Nittel alors directeur
des Ets. Vinson Peugeot et la collaboration de mon regretté beau-frère
Claude Martinez, mais cette fois avec plan, maquette et tutti quanti,
la construction d'un hors-bord en acajou, bois moulé. Cette construction
étalée sur plusieurs mois, entre boulot, gardes aux UT, grincements de
dents de ma moitié, etc... m'avait coûté 380.000 frs. de l'époque. Utilisé
cinq ou six fois et laissé au cercle de la voile d'Oran après mon départ,
il a été cédé pour 500 frs. Qui sait ce qu'il à pu devenir ?
Texte de Roger Alfonsi
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