![]() Lettre-témoignage au journal "Ouest France" |
Il aura suffi d'un témoignage tardif quarante
ans après les faits et d'une accusation portée contre le général Bigeard,
pour que reprenne le débat sur la torture. En avril 1958 dans un avant-propos
présentant ses Chroniques Algériennes, Albert Camus déclarait: "les représailles
contre les populations civiles et les pratiques de torture sont des crimes
dont nous sommes tous solidaires. Que ces faits aient pu se produire parmi
nous, c'est une humiliation à quoi il faudra désormais faire face". Il ajoutait
un peu plus loin "mais, pour être utile autant qu'équitable, nous devons
condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme
appliqué par le FLN aux civils français comme, d'ailleurs et dans une proportion
plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu'on ne peut
ni excuser ni laisser se développer. Sous la forme où il est pratiqué, aucun
mouvement révolutionnaire ne l'a jamais admis". Il avait 23 ans, peut-être l'âge de Louisette Ighilarhiz à cette époque, il faisait la joie de sa famille, il était beau, sportif et s'entendait bien avec les jeunes algériens avec qui il jouait au football dans un championnat local. Après avoir enseigné au Maroc, il exerçait dans un petit village, en dépit du danger, et ses 45 élèves étaient tous de petits algériens. Il ne pourra pas témoigner, car un éclat de grenade l'a atteint à la tête, lors d'un bal à Frenda, alors qu'il passait ses vacances chez une amie. Elle aurait pu avoir 44 ans aujourd'hui si le destin ne l'avait conduit dans ce café où ses parents attendaient, à leur retour de vacances, un taxi pour se rendre dans le village voisin où travaillait son père. Elle jouait, comme tous les enfants de son âge, et les éclats de grenade ont mutilé son ventre. Son père tenait son pauvre petit corps dans ses bras et moi, du bâtiment qui faisait face au café, je voyais sa petite robe tachée de sang et les entrailles de cet enfant. J'entendais les cris de ses parents qui ne voulaient pas croire à leur malheur. Et j'étais là, impuissant, et je pensais que cette petite fille aurait pu être l'une des miennes. Elle non plus ne témoignera pas. Et que je sache, je n'ai lu nulle part les condamnations de ces deux ignobles meurtres. "Au moment où le travail de mémoire de cette période douloureuse de notre histoire est engagée, il conviendrait d'admettre que l'usage de la torture fut une faute" déclarent l'archevêque de Strasbourg et le président de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine (Le Monde du 21 juillet). Oui, mais le devoir de mémoire doit concerner toutes les victimes. "Il faut débaptiser la rue Marcel Bigeard" demandent certains et la remplacer par la "rue du 17 octobre 1961". Oui, mais à côté il faudrait inaugurer la "rue des 4 et 5 juillet 1962" qui rappellera qu'à Oran, 2000 Français et peut-être plus ont disparu (pages 193 et 194 de "La gangrène et l'oubli" de Benjamin Stora) et poser la question de la responsabilité de l'Etat qui a cantonné ses soldats dans les casernes avec interdiction de porter secours à ses ressortissants. Dans le même ouvrage on cite pour la population civile de souche européenne un total de 2788 tués et 7541 blessés, plus 875 disparus au 19 mars 1961, soit avec les disparus d'Oran un nombre de morts qui s'élève à plus de 5000. Ramené à la population française de l'époque cela ferait une perte humaine de 275000 personnes en huit ans, soit près de 100 par jour. Quand on constate la légitime émotion qui s'est emparée de nos concitoyens lors des attentats qui ont endeuillé notre pays ces dernières années (plan vigipirate, etc.. ), on peut imaginer l'état d'esprit des Français d' Algérie et leurs conditions d'existence, eux qui ont vécu cette situation pendant des années et qui n'étaient rassurés dans leur vie quotidienne que lorsqu'ils voyaient patrouiller la Légion Etrangère ou les commandos du colonel Bigeard (comme l'étaient récemment ceux qui fréquentaient les gares françaises). Il serait bon aussi de relire la page 201 du livre de Benjamin Stora pour prendre conscience du sort épouvantable qui fut réservé aux harkis (55000 à 75000 disparus ). Devoir de mémoire; oui, mais devoir de "toutes les mémoires". Pour conclure, il suffit de laisser la parole, une fois encore à celui qui fut viscéralement attaché à cette terre d' Algérie: "la vérité, hélas ! c'est qu'une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d'une certaine manière, d'égorger et de mutiler tandis qu'une autre partie accepte de légitimer, d' une certaine manière, tous les excès". Robert Jesenberger, ancien correspondant régional de l'Echo d'Oran à Saïda et ancien enseignant en Algérie et secrétaire adjoint du Syndicat national des instituteurs de Saïda. NB. Bien entendu, ce courrier n'a pas été publié par le quotidien.... |