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J'ai adressé le 21 juillet un courrier
et un témoignage à votre journal concernant les souffrances endurées par
les populations civiles victimes d'un terrorisme aveugle durant huit années
en Algérie. Ce texte n'a pas été jugé prioritaire par la rédaction du Monde
(période estivale et manque de place...). C'est son droit, mais il est de
mon devoir d'insister pour apporter, moi aussi, un témoignage pour ceux
qui, malheureusement, ne pourront pas s'exprimer car leur vie s'est arrêtée
il y a plus de quarante ans. Ces témoignages posthumes -je voulais m'exprimer
au nom des 5000 français d'Algérie victimes d'un terrorisme aveugle (et
plus 7500 blessés), 16500 musulmans assassinés (et plus de 13500 blessés)
sans oublier les 75000 harkis abandonnés à leur sort après l'indépendance,
et livrés à leurs bourreaux- des morts qui n'ont pas eu la chance de Louisette
Ighilarhiz, vivante aujourd'hui qui peut accuser le général Bigeard à la
"une" du "Monde". Y aurait-il des morts qui méritent plus que d'autres que l'on rappelle leur martyr ? Votre journal a ouvert l'an dernier le dossier des algériens morts lors de la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 à Paris. "Le Monde" pense-t-il un jour ouvrir le dossier des disparus des 4 et 5 juillet 1962 à Oran et compte-t-il rechercher les responsabilités de ceux, politiques et militaires, qui ont laissé assassiner sans intervenir les pieds-noirs d'Oran et les harkis ? J'ai, comme nous y invitait M. Ferenczi dans Le Monde Télévision, revu le document réalisé par M. Peter Batty. Comme tout document de télévision il appelle de nombreuses critiques; j'ai signalé quelques erreurs à votre rédaction mais il aurait fallu beaucoup de temps pour les relever toutes. Le choix des intervenants, d'un côté comme de l'autre, n'a pas été toujours judicieux et l'emploi du mot "colons" traduit la méconnaissance de la communauté pied-noire et ne pourrait s'appliquer qu'à une minorité d'agriculteurs ou de viticulteurs. Les pieds-noirs qui n'avaient souvent comme fortune que la force de leurs bras, votaient avant 1954 souvent à gauche. Ils étaient généralement issus de familles immigrées (espagnols d'Andalousie fuyant la misère) ou alsaciens qui avaient décidé de rester français; (la lecture des reportages de Guy de Maupassant rassemblés dans le recueil "Au soleil" pourrait donner une idée de l'Eden qu'on promettait aux Alsaciens qui avaient choisi de vivre en Algérie, terre française, notamment dans le sud oranais). Ils étaient peu nombreux à avoir le baccalauréat et entraient pour la plupart dans la vie active à 14 ans, après le certificat d'études primaires. Par contre nombreux étaient ceux qui s'exprimaient en arabe, car ils vivaient dans les campagnes en contact avec les indigènes. Les trois communautés cohabitaient, leurs rapports étaient journaliers, en classe, dans les autobus, au cinéma, à la piscine, au stade et même dans les bars, et je n'ai jamais vu interdire l'accès de ces établissements ou équipements à un algérien. Dire que tout était parfait ne serait pas raisonnable et objectif, mais en France, en l'an 2000, avons-nous tous des comportements exempts de toute critique? On pourrait également parler, mais cela serait un autre débat, du nombre de pieds-noirs et d'algériens qui ont combattu pendant les deux guerres mondiales, ce qui explique à la fois le ressentiment des premiers quand la décision de quitter l'Algérie a été prise, en dépit des engagements répétés, et le choix des seconds de servir dans l'armée française, ce qui était une tradition pour certaines familles. Voudrait-on dans quelques décennies, comme l'écrivait Pierre Laffont, directeur de l'Echo d'Oran, dans son ouvrage "Histoire de la France en Algérie", que les générations futures imaginent les français qui ont dû quitter l'Algérie comme un "groupe d'hommes qui manifestait à l'égard des populations locales des sentiments de supériorité inadmissibles, refusait de leur transmettre le bénéfice de sa civilisation, ne disposait d'aucune élite capable de la guider, et ne sut, jusqu'à la fin, prévoir le juste sort qui l'attendait ". Pierre Laffont rappelait que Beuve-Méry, directeur du Monde et partisan de la décolonisation, définissait trois groupes de colonisateurs: "La France logique avec ses principes et plus généreuse, recherchait et développait les contacts", contrairement aux USA et aux britanniques dont la politique à l'égard des populations indigènes était différente; la conquête pure et simple de territoires peu peuplés et l'extermination progressive des habitants avant de parquer le reste pour les premiers et l'exploitation des richesses d'une région, en évitant de se mêler aux "natives" pour les seconds. Je concluais dans ma lettre du 3 août au Monde Télévision par ces mots: "Que restera-t-il des faits quand l'Histoire sera écrite?" Dans son dernier article sur la Shoah, M. Ferenczi termine "en regrettant une fois de plus ces visions réductrices de l'Histoire qui méconnaissent la complexité du réel". Nous nous retrouvons! C'est pourquoi les pieds-noirs ne peuvent accepter, comme Albert Camus, que l'on réduise la guerre d'Algérie "aux représailles contre les populations civiles et les pratiques de la torture qui sont des crimes dont nous sommes tous solidaires. Que ces faits aient pu se produire parmi nous, c'est une humiliation à quoi il faudra désormais faire face", mais soulignait-il "pour être utile autant qu'équitable, nous devons condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme appliqué par le FLN aux civils français comme, d'ailleurs et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu'on ne peut ni excuser ni laisser se développer. Sous la forme où il est pratiqué, aucun mouvement révolutionnaire ne l'a jamais admis". Voilà les quelques lignes que vous auriez pu publier pour être équitable. Pour l'anecdote, j'ai beaucoup apprécié la place réservée sur trois colonnes à la dépêche AFP concernant les dernières paroles des pilotes, les silences et les bruits sourds dans la cabine du boeing d'Egyptair dans Le Monde du 12 août (plus de 100 lignes sur un "article" en comptant 150, sans le titre.... pas mal lorsque l'on manque de place !). Merci de m'avoir lu jusqu'au bout. Meilleures salutations. Robert Jesenberger, ancien correspondant régional de l'Echo d'Oran à Saïda et ancien enseignant en Algérie et secrétaire adjoint du Syndicat national des instituteurs de Saïda. NB. Bien entendu, ce courrier n'a pas été publié par le quotidien.... |