Lettre au journal "Le Monde Télévision"

J'ai suivi le conseil de Thomas Ferenczi, car je suis un lecteur attentif du Monde et de ses diverses publications, et j'ai revu les enregistrements de la série sur la guerre d'Algérie (puisque c'est le terme officiel aujourd'hui) réalisée par le Britannique Peter Batty. Je ne reviendrai pas sur un récent courrier adressé au Monde et qui n'a pas été jugé prioritaire pour être porté à la connaissance des lecteurs. J'aurai préféré être jugé sur la forme et qu'on me dise qu'il était de mauvaise qualité car on occulte, une fois de plus, les souffrances des victimes civiles et de leurs familles (une à deux minutes sont consacrées aux attentats dans les lieux publics et où sont passés les 2000 disparus des 4 et 5 juillet à Oran?). Il fallait des victimes expiatoires: d'un côté, une grande cause, la lutte contre le colonialisme qui justifiait toutes les méthodes pour s'affranchir, de l'autre des "colons" nantis qui avaient fait "suer le burnous" et qui étaient responsables d'une sorte d' "apartheid".

C'est un peu l'image caricaturale qu'en retiendront les prochaines générations quand ne seront plus là, pour compléter leur information, ceux qui ont vécu ces événements et qui n'avaient, pour seule richesse, que le fruit de leur travail (pour 90 pour-cent d'entre eux ). En 1945 j'avais onze ans et je ne me souviens pas avoir vu depuis un algérien se voir refuser l'accès à un bus ou un cinéma. Mes parents n'ont jamais fait l'acquisition d'une voiture et je voyageais dans les autobus avec des algériens qui se rendaient à Oran ou Aïn Balloul, dans les mêmes conditions qu'eux; il n'y avait pas de places réservées aux européens. Au cinéma et à la piscine c'était la même chose, de même que dans les bars. Au Lycée Lamoricière d'Oran je dormais dans un dortoir de quarante cinq places et en face de mon lit se trouvaient deux jeunes lycéens qui se nommaient Ahmed Médéghri (aujourd'hui décédé) et Ahmed Ghozali, futurs ministre et premier ministre algérien. Nous déjeunions dans le même réfectoire, il est vrai pas à la même table, car la république laïque acceptait les préceptes religieux qui interdisaient le porc dans leur alimentation.

Dans les clubs de football, jusque dans les années 50, les équipes étaient composées de pieds-noirs et d'algériens, auxquels s'ajoutaient un ou deux anciens pros de la métropole. Après, de nombreux clubs musulmans ont été créés ne comportant que des algériens (Union sportive musulmane à Oran, Sidi Bel abbés, etc...). Ce mot "apartheid" est trop fort pour que je l'accepte; nous ne vivions pas en Afrique du sud. Yacef Saadi et votre collaborateur le sentent et ils l' atténuent; pour le second il s'agit d'une "sorte", pour le premier il déclare "nous qui vivions en ville nous subissions moins les vexations que ceux de la campagne, dans les plages on nous isolait parce qu'on osait côtoyer des européens". Qu'il y ait eu, dans les rapports quotidiens des trois communautés, des comportements condamnables, qui cherche à les nier. N'y en a-t-il pas ici, actuellement, sur la terre des droits de l'homme? Et les riches ne sont-ils pas plus riches et les pauvres plus nombreux?

J'ai été aussi choqué par la déclaration de Edward Behr, à propos de l'appréciation qu'auraient portée les paras sur les pieds-noirs. Un journaliste se doit de vérifier constamment ce qu'il est amené à présenter à ses lecteurs. Il dit : "ils méprisaient les pieds-noirs qui échappaient au service militaire; ils ne faisaient pas l'armée, mais seulement partie de milices". C'est insultant pour les pieds-noirs. M. Behr oublie que les lois et les règlements sur le service militaire étaient les mêmes en métropole et en Algérie et que les pieds-noirs n'y échappaient pas. Il y avait des reports d'incorporation, notamment pour les enseignants, mais ensuite l'incorporation était la règle. Je le sais bien puisque marié, père de trois enfants, épouse sans profession, j'ai été appelé pour mes 18 mois de service légal le 1er septembre 1961. En ce qui concerne l'incorporation dans des "milices", il s'agissait des Unités Territoriales, auxquelles étaient assujettis les Français d'Algérie après leur service militaire, celles-ci ayant pour mission de protéger les écoles le jour (et oui) et certains points sensibles la nuit .

M. Behr ou les paras, sur le terrain, étaient mal informés. C'est dommage pour la vérité et l'image des pieds-noirs... Mais ce message restera, car je ne me fais pas d'illusion, cette lettre ne sera pas une priorité pour le journal que je lis depuis l'âge de vingt ans et qui a peut-être repris, dans la période où j'étais correspondant régional de l'Echo d'Oran, des informations qui transitaient par l'intermédiaire de Léo Palaccio. Enfin, ne disposant pas de tous les éléments, je ne contesterai pas le cameraman Herb Greer sur les origines du soulèvement de Sétif, mais il semblait que cela soit une opération programmée, puisque à Saïda, à plus de 400 km d'Alger, au même moment, il y avait une manifestation d'algériens et une tentative d'incendie de la mairie. Que restera-t-il des faits quand l'Histoire sera écrite ?
Meilleures salutations.


R. Jesenberger,
La Flèche le 3 août 2000

NB. Bien entendu, ce courrier n'a pas été publié par le quotidien....

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