Devoir de Mémoire

L'armée oubliée

Forgée par Weygand et conduite par Juin, l'armée d'Afrique contribua de façon décisive à la victoire. Elle ne doit pas être oubliée. Bien sûr, la mémoire des peuples a besoin de figures légendaires. Elle a quand même besoin, plus encore, de vérité. La célébration du cinquantième anniversaire du débarquement de Normandie ne doit pas faire oublier que l'essentiel de la contribution française à l'assaut de la "forteresse Europe" et de la libération, de 1943 à 1945, vint d'Afrique du Nord. Sur 1,1 million de Français Européens qui y vivaient, elle fournit 176.000 mobilisés (19 pour-cent de la population), plus 233.000 Algériens, Marocains et Tunisiens, en majeure partie engagés volontaires, S'y ajoutèrent 200.000 évadés de France venus par l'Espagne avec grand péril, et les 15.000 FFL de Leclerc et de Brosset. Dès novembre 1942, l'armée d'Afrique, avec les moyens du bord opposa 70.000 hommes aux Allemands qui voulaient rejeter les Alliés à la mer. C'est la bataille de Tunisie.

Puis le Corps Expéditionnaire français combat en Italie sous les ordres de Juin. C'est lui qui ouvrira la route de Rome et de Sienne. Le 15 août 1944, la Première armée, commandée par de Lattre, débarque en Provence. Elle remonte la vallée du Rhône, atteint Besançon le 8 septembre, le Rhin en décembre, L'Alsace délivrée, elle entre en Allemagne au printemps 1945 et fonce sur Constance. Or on n'en parle jamais. On a dit des maquisards qu'ils étaient "l'armée de l'ombre". Là, c'est l'armée laissée dans l'ombre. Il est bien remarquable que dans un temps où il n'est question que de mémoire, certains souvenirs soient maintenus hors champ. Avec obstination. Peu de gens savent que la victoire du Garigliano, cassant la résistance de Kesselring, ouvrait la perspective d'une percée vers l'lstrie, vers la plaine hongroise, l'accès à l'Europe centrale avant l'Armée rouge. C'était le plan des Anglais, celui de Juin. Roosevelt préféra le débarquement de Normandie.

On ignore le Garigfiano comme Cassino. On connaît la 2e DB de Leclerc, pas la 1re DB de Touzet du Vigier. Les libérateurs de Strasbourg, pas les libérateurs de Colmar. Cette armée venue d'Afrique, c'est le général Weygand qui en avait "forgé l'âme" (dixit le maréchal Juin), Et c'est Giraud qui lui avait obtenu des Américains un armement moderne. C'est grâce à lui que Saint-Exupéry pilota un Lightning et que les jeunes gens des chantiers de jeunesse troquèrent pelle et hache contre des TD (Tanks-Destroyers). Ces images en dérangent sans doute d'autres, paresseusement admises. Elles brouillent le roman-photos qui s'est si vite constitué sur cette époque; Paris se libérant lui-même, les résistants et leur héroïsme,etc... Une mise au point plus exacte fait surgir des noms inhabituels, ce qui déroute, et déplaît. Le mutisme viendrait-il alors de la routine? Les commandos de Bouvet, les goumiers de Guillaume, les tirailleurs de Linarès ou les chasseurs d'Afrique de Van Hecke fournissent pourtant autant de faits légendaires qu'on en peut rêver.

Quelques chiffres suffisent à rétablir la vérité oubliée. Sur une population pieds-noirs de 1.076.000 en 1943, 205.100 d'entre-eux étaient mobilisés au 1er janvier 1944, soit 19 pour-cent de la population. Au total, les pertes subies par les Pieds-Noirs dans la bataille de libération de la France, se sont élevées à environ 20.000 morts et 30.000 blessés. Ainsi, en moins de 2 ans, de juillet 1943 à mai 1945, le million de pieds-Noirs de nationalité française connaîtra un taux de mobilisation active de 24 classes, chiffre jamais atteint, même en 1916/1918. Ce taux de mobilisation est 16 fois supérieur à celui des musulmans et 34 fois supérieur à celui des métropolitains. Au total la population pieds-noirs subira autant de pertes que l'armée Française, dans son ensemble, pendant les 8 années de guerre en Algérie. De tous ceux,là, seul un petit nombre survit, aujourd'hui. Les autres, ceux qui n'ont pas été tués au combat sont morts, pour la plupart hors de leur terre natale. Rapatriés comme on dit. Ils méritent au moins qu'on salue leur aventure. Sans eux, le général de Lattre -donc la France- n'aurait pas été présent lors de la reddition allemande, le 8 mai 1945.

Sources : Service Historique de l'Armée de Terre (Document 4Q119) et Ministère des Anciens Combattants.


Article paru dans "Spectacle du Monde" en juin 1994

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