Cuisine Pied-Noir
par Irène et Lucienne Karsenty
Préface de Roland Bacri
Editions Denoël

Mes connaissances en arts culinaires, y a vraiment à boire et à manger ! A part un oeuf dans la poêle pour le faire sauter et avoir un oeuf, hop là ! Franchement, qu'est-ce que je sais faire ? Que dalle ! Ou peut-être hacher toute rouge une pastèque, mettre des sauces piquantes et épicées pour avoir une bonne pastèque tartare ? Les recettes, moi, si je devais vous en faire, ce serait surtout par le côté inventif que j'attaquerais. Mieux, donc, on se sépare le travail. Les Karsenty, préparation comme y faut, faites tremper ci, marinez là, ingrédients, doses et tout. Et moi : aperçus sauciologiques, philologiques, ontologiques, ethnologiques, toutes les choses logiques ! Elles, elles vous diront : la t'fina, le hasbann, le boktof, les carottes dersé... moi, je vous dirai : "Très bien, mais vous savez, ma mère..." C'est normal. D'abord, on n'a qu'une mère et ensuite, chacun son tour de main. Ou tournemain, ça dépend comme vous tournez. C'est normal et en pluss, Mmes Karsenty sont de Mostaganem. Et Mostaganem, c'est une grande ville mais Alger, c'est la capitale. La différence, je crois, c'est pas la peine (pas la peine capitale) que je vous l'administre !

A Mostaganem, par exemple, ils disent que les gâteaux à la galette de Pâque, c'est des sfereets. A Bab-el-Oued, nous, c'étaient des sfériess. Qu'est-ce ça change, vous me direz, rien (peut-être !) pour la langue gustative, mais pour la langue lingouiste, hein... C'est comme pour le tagine. Plus loin, elles vous donnent la recette, c'est toujours bon à prendre, mais nous à Alger, qui c'est qui en faisait ? Ceux qui avaient des Marocains dans leur famille ? Même les Arabes d'Alger, ils en mangeaient que quand ils avaient envie de spécialités exotiques ! Bon, qu'à Mostaganem ils aient adopté le tagine, on va pas en faire un plat, hein? Après tout, si ça entre dans le cadre de leurs échanges culturels avec Meknès ou Agadir... C'est comme pour mes goûts pour les haricots verts ou les haricots blancs ou les choux rouges ou la truite au bleu. Des goûts et des couleurs, on discute pas sauf, justement, dans une préface de livre de cuisine.

J'ai le droit, et même le devoir, de vous dire : "Ça, c'est succulent comme tout", ou "Là, franchement, je parle pour moi, bien sûr, mais une tchouktchouka sans trop d'oeufs comme ça, ou c'est de la ratatouille ou une zoubia finie" Un grand chef cuisinier, maître queux, cordon-bleu et tout, qu'est-ce qu'il ferait si il avait pas des gourmets autour de lui, pour prendre conscience de sa valeur ? Quel goût il aurait de préparer des fêtes de palais pour lui tout seul, à part le plaisir égoïste ? On peut savourer un triomphe tout seul ? Moi, ça me ferait mal au ventre. Remarquez, j'aurais pu être très doué pour la grande cuisine. Toute la famille peut vous le dire, j'avais tout juste six, sept ans, on parlait de moi, on disait : "Ce Roland, à peine quelqu'un ouvre la bouche, il faut qu'il mette son grain d'sel" Mais qu'est-ce vous voulez, le destin est un grand maître. Comme il veut, il vous accommode ! Il a décrété : "Roland, mieux qu'il alimente les chroniques ou les conversations plutôt que les clients des grands restaurants" et oilà, faut que je vous écrive avec un art consommé.


Extraits de la
Préface de Roland Bacri.


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