Le premier homme
par Albert Camus
Edition Gallimard

"La pluie redoubla à ce moment sur le toit de vieilles tuiles. Le docteur s'affaira sous la couverture. Puis il se redressa et sembla secouer quelque chose devant lui. Un petit cri se fit entendre. "C'est un garçon" dit le docteur. La femme arabe dans le coin rit et frappa deux fois dans ses mains. Cormery la regarda et elle se détourna, confuse. Il regarda sa femme mais son visage était toujours renversé en arrière. Seules les mains, détendues sur la couverture grossière, rappelaient encore le sourire qui tout à l'heure avait empli et transfiguré la pièce misérable. Il mit sa casquette et de dirigea vers la porte. Sous la vigne, l'Arabe, toujours couvert de son sac, attendait. Il regarda Cormery, qui ne lui dit rien. "Tiens" dit l'arabe, et il tendit un bout de son sac. Cormery s'abrita. Il sentait l'épaule du vieil Arabe et l'odeur de fumée qui se dégageait de ses vêtements, et la pluie qui tombait sur le sac au-dessus de leurs deux têtes. "C'est un garçon" dit-il sans regarder son compagnon. "Dieu soit loué" répondit l'arabe."...

..."Cette nuit en lui, ces racines obscures et emmêlées qui le rattachaient à cette terre splendide et effrayante, à ses jours brûlants comme à ses soirs rapides à serrer le coeur, et qui avait été comme une seconde vie, plus vraie peut-être sous les apparences quotidiennes de la première vie et dont l'histoire aurait été faite pour une suite de désirs obscurs et de sensations puissantes et indescriptibles, l'odeur des écoles, des écuries du quartier, des lessives sur les mains de sa mère, des jasmins et des chèvrefeuilles sur les hauts quartiers, des pages du dictionnaire et des livres dévorés, et l'odeur surie des cabinets chez lui ou à la quincaillerie, celle des grandes salles de classe froides où il lui arrivait d'entrer seul avant ou après le cours, la chaleur des camarades préférés, l'odeur de laine chaude que traînait Didier avec lui, ou celle de l'eau de Cologne que la mère du grand Marconi répandait à profusion sur lui et qui donnait envie, sur le banc de sa classe, de se rapprocher encore de son ami."

Voilà résumé le manuscrit inachevé du grand roman auquel Albert Camus travaillait pendant la dernière année de sa vie et qui fut trouvé dans sa sacoche, sur les lieux de l'accident où il trouva la mort, le 4 janvier 1960. Roman inachevé comme notre propre histoire...


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