Si bleu le ciel, si blanche la ville
par Jeanne Terracini
Editions Albin Michel



"J'ai écrit ce livre pour ne pas oublier Alger, pour que ne s'effacent pas complètement les traces du passé", écrit Jeanne Terracini. Née en 1911 dans une famille juive, celle qui fut plus tard une amie de Camus et de Jules Roy fait revivre sa jeunesse algéroise nourrie par les souvenirs d'un grand-père qui vécut la prise d'Alger, dont la citadelle turque "ressemblait à une rose aux pétales gaufrés de ce blanc bleuté de la chaux, frais et lumineux", et ceux de son père qui connut sa transformation en cité européenne.

Des impressions, des couleurs remontent à travers la brume du passé; rues exubérantes et désordonnées, sombres ruelles, scènes de la vie quotidienne, rites religieux ou familiaux. Sans oublier toute la gamme des senteurs que le soleil sait si bien exprimer. Du fond de ce décor bigarré surgissent des colons européens, des juifs ou des musulmans qui cohabitent et se croisent, souvent sans se voir ni se comprendre. Ainsi, au fil du récit lyrique et vivant de cette époque faste, l'auteur, tout en restant dans les limites de l'autobiographie, laisse deviner les premières fissures de l'ère coloniale dont la fin tragique a marqué à jamais l'histoire de l'Algérie.

"Je suis retournée pour la dernière fois à Alger en 1960. Ma mère s'y éteignait. La maison était en ordre avec ses carrelages brillants dans la pénombre, ses escaliers d'ardoise, la petite fenêtre à barreaux du palier, ses murs épais à la turque. Il y avait comme toujours sur la table une coupe remplie de fleurs de jasmin que dès son réveil mon père allait cueillir à tâtons sur la terrasse devant sa chambre. En me voyant, ma mère sortit de sa torpeur. Elle savait qu'elle ne verrait pas l'issue de cette guerre. Elle disait en lissant de la main le revers de son drap: "C'est fini l'Algérie". La disparition de ma mère se confondait avec la perte du pays natal. Son destin si étroitement lié à celui de sa terre, s'achevait au moment précis où l'Algérie prenait un nouveau virage. Elle emportait avec elle les années fastes de l'aventure française. L'enthousiasme des commencements pleins de promesses avait l'ardeur de sa jeunesse si laborieuse et si vaillante".

"Ce qui me hantait pendant ces longues veilles, ce n'était plus les souvenirs précis et catalogués, un calendrier de faits et gestes, d'anniversaires, d'anecdotes, d'événements, de luttes, mais les heures secrètes qui avaient été les siennes, les heures perdues restées sans témoin, les heures où il ne s'était apparemment rien passé et qui processionnaient en désordre. Tout est si ténu à l'approche de la mort, le passé s'amenuise, il ne reste qu'une poignée d'images qui tremblent comme de légères bulles au bout d'une aigrette d'eau. J'étais à son chevet, à l'écoute de ses paroles, angoissée de voir faiblir la lumière de son regard. Ces quartiers, ces rues, ces jardins, cette baie, cette mer, ce ciel couraient dans ses veines mêlés à ses peines, à ses espoirs, à ses joies. Toute l'activité qui l'avait portée s'estompait, se diluait dans l'écoulement de la mémoire sur cette arène où les morts abandonnent leurs jours comme des pierres sur des pierres".


Rien n'a été écrit de plus beau sur Alger depuis Noces de Camus (Jules Roy)


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