Français sans patrie
La reconnaissance
par Brahim Sadouni
Edition privée


Ahmed sortit de sa poche, le seul et unique billet de dix mille centimes qu'il n'avait jamais eu en possession durant sa misérable vie. "Prends-le, Brahim, et sauve-toi, que l'un de nous au moins échappe à cette drôle de vie.. Je ne te demande qu'une chose; écris un livre sur nous, les harkis, dénonce notre misère, c'est ton devoir. Poursuis tes études en France, pour toi et pour moi. Si ce livre parait un jour, j'aurai gagné même si je dois rester en Algérie. Ne t'occupe pas de moi; de toute façon, je ne suis qu'une moitié d'homme". Une boule serra ma gorge. Mon devoir m'imposait-il de dépouiller mon frère et de l'abandonner, sans défense, au milieu d'un monde d'agression. A l'arrivée du camion, Ahmed me prit dans ses bras et me serra très fort, si fort que j'eus la sensation que personne ne m'avait étreint d'une telle manière. Ses yeux étaient noyés de larmes quand le camion démarra. Caché sous une bâche, je répondais comme je pouvais à ses signes d'adieu, et je sentis mes yeux laisser échapper de grosses larmes qui venaient du fond de mon coeur. A mon tour, je venais d'abandonner cet homme.

Je n'ai pas beaucoup étudié mais j'ai beaucoup vécu. J'ai entrepris l'écriture de ce livre "Français sans patrie - La Reconnaissance", dans l'espoir d'éveiller la conscience de ces hommes et de ces femmes qui, en France, refusent l'injustice. Qu'ils apprennent ces douleurs au milieu desquelles vivaient et vivent encore des centaines de milliers de gens qui s'étaient donnés corps et âme à la France. Je fus moi-même, de dix-huit à vingt ans, jeune harki, soldat de l'armée française, lors de la guerre d'Algérie. Qu'on me permette de mettre une nouvelle fois en garde mes lecteurs, qu'ils me pardonnent mon peu d'instruction. Je suis loin de déjouer tous les pièges de la langue française. Je ne cherche pas à embellir mon histoire, mais seulement à retracer des épisodes de ma vie, ou d'amis vivants ou disparus. Je veux évoquer la communauté que j'aime et qui constitue mon unique Patrie. Depuis des siècles, des hommes et des femmes écrivent, certains ont du talent, d'autres ne font que témoigner. Avec ce premier livre, je tiens à remercier toutes les personnes hommes et femmes qui m'ont aidé à écrire cet ouvrage, où à chaque ligne renaissent des événements si pénibles que leur plaie, aujourd'hui encore, ne s'est pas refermée.

Pour Hubert Méréa,
à notre rencontre, à l'occasion de la fête de l'Union Nationale des Pieds-Noirs, le 23 juin 1990. Pour que le souvenir demeure, il faut écrire.
Brahim Sadouni


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